États de corps

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À une époque où il semble admis que la pensée de l’art et les formes qui l’expriment sont des objets d’investigation autonomes, on constate que, face aux injonctions de performance et de compétition qui sont adressées aux sociétés, les arts s’ingénient encore et toujours à déjouer les normes. Or certaines œuvres de danse peuvent revendiquer d’être des phares en ce domaine. Les chorégraphes et les interprètes en danse ont, en effet, investi des espaces et des registres polymorphes du corps, qui affectent le mouvement, les relations physiques, la dramaturgie, les espaces scéniques, les langages chorégraphiques et le rapport au public.

Dans cet horizon de liberté infinie, qui a sa part d’utopie, un vaste ensemble de propositions dansées, qu’il soit architecture ou réseau, s’appuie sur ce qu’on appelle, globalement — et c’est à préciser —, des « états de corps ». Philippe Guisgand définit l’état de corps comme « l’ensemble des tensions et intentions qui s’accumulent intérieurement et vibrent extérieurement » (revue DÉMéter, juin 2004), et il ajoute : « je fais l’hypothèse que, lorsque j’utilise le mot état de corps (ou équivalent), je tente de fixer le mouvement. Je fabrique un antidote à la désagrégation permanente du geste. Je concentre en quelques mots l’essentiel de la danse que je vois. »

Le corps est donc une matière instable. Dans un article déjà ancien, le philosophe Michel Bernard substituait à la notion de corps celle de corporéité et rappelait que le mot « corps » n’existe pas dans toutes les langues, que certaines possèdent de nombreux lexèmes pour désigner, non pas le corps comme entité stable, mais « des états ou des situations […] : corps debout, assis, penché, marchant, courant, […] riant, criant etc. » (Le corps rassemblé, sous la direction de Catherine Garnier, PUQ, 1991). 

En danse, on s’adresse désormais directement à la corporéité. Depuis quelques années, parmi les chorégraphes, les  danseurs et les enseignants, la notion d’état de corps semble avoir remplacé celle d’énergie que chacun employait à l’envi sans trop se préoccuper de ce qu’elle désignait. On se comprenait à demi-mot, comme on comprend à demi-mot l’artiste Mélanie Demers quand elle dit, lors d’une entrevue : « Je cherche l’état de corps avant la chorégraphie. Je m’intéresse moins aux [mouvements] qu’à l’impulsion qui les motive. […] le sens émerge de l’intention » (Le Devoir, 22 janvier 2011). Autre perspective, Anouk Van Dijk est préoccupée par « la manière dont le politique nous affecte physiquement, modifiant notre état corporel mais aussi notre comportement vis-à-vis des autres » (Le Devoir, 21 mai 2011).

Ainsi, les états de corps — écrivant, dansant, jouant, chantant, etc. — désignent concrètement un corps en exercice, disponible à l’écoute notamment d’autres pratiques similaires. De cette capacité de rayonnement sont nées des œuvres silencieuses et d’autres, transdisciplinaires, acceptant la transversalité des pratiques. Les « états de corps » interrogent alors, d’une part, les techniques sophistiquées de la danse et, d’autre part, le corps organique ou interne capable d’expressivité, sans toutefois que ni le champ politique, ni le matériau idéologique, ni le champ générique, individuel, personnel ou identitaire ne soient laissés pour compte. 

Il en résulte un bouillonnement anarchique de propositions qui font coïncider dans un même espace-temps l’expressivité hors narration d’une Pina Bausch, l’ascétisme d’Anne Teresa De Keersmaeker, les coups de reins de Dave St-Pierre, etc. Dominent les pièces hors normes, hors champ, impossibles à rassembler dans un discours unificateur, si ce n’est que tous ceux qui sont évoqués semblent s’accorder sur « dire, c’est faire » ou l’inverse, « faire, c’est dire ».

C’est à ce travail préalable du sujet écrivant, dansant, jouant, chantant, orienté vers le possible déploiement d’unité et de spécificité artistiques, que s’intéresse ce dossier sur les « états de corps », notamment sur la « transversalité » — transformation, métamorphose, polyvalence, transport, transfert — que la danse met en évidence. 

Dans la parole des théoriciens (Philippe Guisgand et Roland Huesca), des créateurs, chorégraphes et danseurs de générations distinctes (Mélanie Demers, Paul-André Fortier et Anne-Marie Guilmaine), des professeures-essayistes issues de la danse (Michèle Febvre, Isabelle Ginot, Nicole Harbonnier et Andrée Martin), de la psychanalyste (Anne Béraud), des plumes littéraires (Ariane Fontaine, Guylaine Massoutre, Pierre Ouellet et Rober Racine), de la lectrice (Catherine Lavoie-Marcus), qui se sont penchés sur leur pratique ou leur champ d’observation et de réflexion, l’investigation porte sur ces questions : Quel corps fait ce qu’il fait quand il danse ? Dans l’espace qu’occupe ce corps, chorégraphe, interprète ou public, que cherche-t-on à générer ? Quelle intentionnalité donner à ces trajectoires de mouvements, à ces actions ? Quel sens ou non-sens proposer ou opposer à ce continuum structuré, cadencé, découpé, texturé, imagé, performé, tel que ces états de corps les déclinent dans la danse ? Les réponses varient, selon la scène, le micro ou le fauteuil, selon la nature du geste et sa charge intentionnelle, ou selon la mémoire qu’on en a.