Voici Déclarations, une pièce de théâtre audacieuse

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Déclarations. Texte : Jordan Tannahill. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Mélanie Demers. Avec Vlad Alexis, Marc Boivin, Claudia Chillis-Rivard, Macha Limonchik et Jacques Poulin-Denis. Une création du Théâtre Prospero, en coproduction avec MAYDAY. Du 1er au 19 novembre 2022 au Théâtre Prospero.

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Imaginée et présentée au FTA en 2021 par Jordan Tannahill, Déclarations avait dû être modifiée en raison des conditions liées à la pandémie de Covid-19. Cette saison-ci, plutôt qu’une performance solo accompagnée de photographies, Déclarations devient une pièce polyphonique dans laquelle nous retrouvons les acteur·rice·s Vlad Alexis, Marc Boivin, Claudia Chillis-Rivard, Macha Limonchik et Jacques Poulin-Denis, qui s’unissent sur scène pour porter une voix collective haute et poignante. Ensemble, iels reprennent les affirmations écrites par Tannahill suite à l’annonce du cancer de sa mère. « Voici moi qui t’ignore dans un party », « voici ma mère », « voici nous sur la banquette arrière de ta voiture », « voici l’aéroport », etc.

Une esthétique dynamique

La pièce débute par un monologue porté par Claudia Chillis-Rivard. Dans un décor vert feutré et vide, elle chuchote, crie, danse sur le grand tapis laineux qui recouvre la scène tandis que Macha Limonchik l’observe sereinement, assise sur un sofa au fond de la scène. Trois acteurs font progressivement leur entrée, accompagnés de micros sur pied. Ils se placent côte à côte, formant un quatuor de voix où les phrases des un·e·s et des autres se complètent, s’unissent ou s’entrecoupent. Dans une chorégraphie délirante en décalage avec la placidité du ton, les cinq comédiens se frôlent, se touchent, se cachent, se couchent au sol.

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Tandis que Limonchik, longtemps restée silencieuse, prend enfin la parole, la lumière s’éteint pour marquer une transition vers la seconde partie de la pièce. Cette dernière est caractérisée par l’ajout d’éléments de décor, d’accessoires et de nombreux changements de costumes qui remplissent la scène auparavant presque vacante. Les comédien·ne·s récitent leur texte tout en déplaçant des objets à l’avant de la scène pour créer progressivement un salon autour de Limonchik. Dans un tourbillon de voix, les souvenirs de l’enfance fusent de partout alors que les objets du passé prennent place sur la scène : un cheval à bascule en bois, une vieille desserte en acajou, une robe de grand-mère sont disposés, manipulés comme les artéfacts oubliés de la culture banlieusarde. Par ces accessoires surgissent tout à coup de nouvelles temporalités, des bribes de passé qui s’entrechoquent. Alors que Macha Limonchik se voit affublée d’un costume de cœur, doucement les autres interprètes se débarrassent de leurs habits confortables et uniformément verts pour se vêtir de tenues plus provocantes (bas collants, hauts transparents ornés de dentelles, jarretelles, etc.).

Une sensualité s’infiltre, par la même occasion, dans le jeu des acteur·rice·s. Émerge alors un contraste entre le décor, un salon familial très normatif, et les corps qui l’occupent, se révoltent et se dénudent. L’esthétique de Déclarations semble faire jaillir la liberté sexuelle et la découverte de la sensualité pour mieux abattre les murs des valeurs familiales traditionnelles. Au-delà de simples accessoires, les costumes et les éléments présents sur scène (que l’on doit au travail d’Odile Gamache, Jeane Landry-Proulx, Elen Ewing et Fany Mc Crae) deviennent acteurs et moteurs du récit.

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Une mise en scène qui élève le texte de Tannahill

Une des forces de Déclarations est son recours au dispositif de l’itération. La répétition du mot « voici » comme d’autres termes produit un effet d’épuisement du langage par une sorte d’usure de la formule. Souvent criées, les répliques signalent, par des circonlocutions et des détours, que l’expérience est parfois douloureuse à verbaliser (au point ou le langage agite le corps en saccades hachurées et acrobatiques) et que les voix doivent se multiplier pour la raconter de manière libératrice. La froideur que l’on associe parfois à l’écriture démonstrative devient ici une façon d’en arriver à exprimer l’indicible de manière percutante.

Assurée par la chorégraphe et directrice artistique Marie Demers, la mise en scène est d’une qualité époustouflante. Tous les mouvements sont accomplis avec une telle fougue par les acteur·rice·s qu’en dépit de leur côté mécanique, ils semblent spontanés, motivés par le discours qui les traverse alors que chacun·e se laisse subjuguer par le monologue. Ces gestes, par ailleurs, ne semblent pas toujours aller de pair avec le texte récité. On a ainsi droit à des combinaisons parfois déroutantes qui font passer abruptement la mise en scène de la comédie au drame.

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À travers les chœurs, cinq monologues deviennent pour les acteur·rice·s l’occasion de mettre en lumière l’incroyable talent de la distribution. Ils permettent également d’ouvrir la réflexion sur la nature des protagonistes en maintenant l’interprétation dans l’indécidabilité : a-t-on affaire à des personnages, à de purs corps ? Aux mots d’une seule personne traversés (et traversant) par plusieurs voix ? Si oui, cette voix est-elle seulement celle du fils, ou englobe-t-elle celle de la mère, à moins qu’elle nous renvoie aussi au discours social ? Déclarations laisse en suspens ces questionnements ; plongé·e·s dans nos hypothèses, on se laisse bercer par le récit qui se construit au fil des énoncés constatifs et des états de corps.

crédits photos : Maxime Robert Lachaîne

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