Venus de la nuit

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25.03.2021

Beijing Spring, documentaire d’Andy Cohen et Gaylen Ross. États-Unis, 2020, 1h40 min. Amnistie internationale/FIFA 2021.

Dancing Darkness – Peggy Baker Conjures « Who We Are in the Dark », documentaire de Tony Hauser et Ellen Tolmie. Canada, 2020, 39 min. FIFA 2021.

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« Que la route est difficile, plus difficile que de monter au ciel bleu! »
Li Bai, cité par J.M.G. Le Clézio

À visionner Beijing Spring, le documentaire qui ouvre la 39e édition du FIFA à Montréal, on sait la barre haut placée. Quelle émotion lorsqu’on suit Andy Cohen et Gaylen Ross retraçant l’histoire de la Chine autour du Mur de la Démocratie, où se sont fracassés les idéaux révolutionnaires.

Incapables de rester sourds à l’appel de la liberté (d’aimer, de penser ou d’être fidèle aux universaux de l’humanité), certains artistes chinois ont osé braver la dictature et la répression. Comment chacun·e, du maoïsme, en arriva-t-il ou elle là ? Comment défier l’immense espoir entretenu par les idées révolutionnaires parmi une population misérable, mourant de faim ?

Le Printemps de Pékin

Un art de solidarité et d’ouverture au monde l’a permis : la critique s’est incarnée dans des formes souvent simples. Une tête de mao, une étude de nu, une murale à l’aéroport de Beijing évoquant Matisse sont les symboles utilisés pour braver les autorités. Sous l’impulsion de Huang Rui et de Wang Keping, « Les Étoiles » se tint le jour de la fête nationale, le 1er octobre 1979, sur les grilles de la Galerie nationale à Pékin. Un an plus tôt, Wei Zingsheng signait la Cinquième Modernisation, collée parmi les dazibao et distribuée au Mur de la Démocratie, rue Xidan, au centre de Pékin, où se tint la contestation durant un an, avant d’être durement réprimée.

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Quel courage il a fallu à ces artistes et pamphlétaires, encourant de longues peines de prison ou la condamnation à mort, pour exposer leurs œuvres et leur pensée. Déterminé·es à questionner les slogans, ils et elles durent s’exiler. Le documentaire rend admirables cet héroïsme et leurs figures souriantes, comme celle de la peintre Li Shuang.

Plusieurs ont continué de créer à travers le monde : sculpture, peinture, littérature. Sous la menace des interdits résonne un avertissement : les libertés sont des biens précieux et inaliénables. Langage universel, les arts de création combinent l’expérience vivante et le savoir-faire. Et même un court métrage peut nous informer, en dehors d’un cercle d’initiés, sur ce que signifie s’opposer aux crimes d’État.

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La puissance de créer

« La montagne pense en moi ; je deviens sa conscience. »
Cézanne, cité par François Cheng

Que la danse soit issue d’une rêverie musicale, d’un abandon à la nature, de la complicité entre une mère handicapée et son enfant, d’un rite autochtone de guérison, d’un paysage en mouvement ou d’une identité profonde, tout ce qui vit, bouge et s’appelle danse prête à imaginer que l’éclosion d’une fleur a une intention.

Dans cet esprit de communion entre la nature inconnue et la chorégraphe Peggy Baker, je retiens, pour la très grande qualité de sa danse, ce portrait inspirant : Dancing Darkness – Peggy Baker Conjures « Who We Are in the Dark ». Tony Hauser et Ellen Tolmie, qui le signent, suivent la démarche de création et les sens très sûrs de la chorégraphe torontoise, qui confie se sentir comme une peintre.

Que sait-on vraiment de l’acte de chorégraphier, malgré toutes les images de pièces qui nous proviennent ? Onze interprètes sont invité·es à trouver l’harmonie de leur abandon avec Peggy, tout comme la violoniste Sarah Neufeld d’Arcade Fire, l’éclairagiste Marc Parent, le peintre John Heward et le concepteur Jeremy Mimnagh aiguisent ensemble leurs propositions et leurs confidences, qui mettent la recherche d’un vocabulaire dansant en valeur.

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« La mort, on ignore ce que c’est »

D’où viennent ces gestuelles qui semblent gratuites, sans but ni nécessité véritable ? Après avoir perdu son mari en 2011, Peggy Baker, submergée par la tristesse, pensait ne plus pouvoir ni créer ni danser. Mais le besoin d’exprimer sa vie intérieure par son art est revenu, du plus profond de la nuit. Cela donne Épilogue en 2013. De cet espace surgit comme de nulle part Who We Are in the Dark. Trois ans de composition. Sarah Neufeld explique que sa musique provient de la danse, et non l’inverse.

Sarah Fregeau, Mairi Greig, Kate Holden, Benjamin Kamino, Sahara Morimoto, David Norsworthy, Jarrett Siddall : fantasques interprètes, entièrement dirigés, jusqu’à ne livrer que leur don de soi et leur écoute pour être ensemble. « Ce n’est pas une œuvre de collaboration, mais d’interprétation », dit l’une. « La création autour de la danse doit rester évolutive pour s’adapter », révèle un autre. « Je veux que tous les espaces du corps restent ouverts », renchérit Fides Krucker, vocalographiste. « La voix émerge d’un lieu très animal du corps », ajoute Peggy ; le visage et la bouche portent la respiration de ces corps entrainés comme un instrument corporel de plus. Ces mots justes et essentiels, d’une pertinence bien ciblée, apparaissent comme des gestes de plus dans une convergence d’arts (danse, installation de toiles peintes, vidéo, musique live, voix, cinéma). Ils témoignent d’une maturité exceptionnelle du travail collectif, dont le but est ici une œuvre achevée, authentiquement imaginaire, et non un processus social en devenir. « Je ne vois pas la pièce avant qu’elle soit finie. Je la crée en temps réel », dit Peggy. Et John Heward : « L’art plastique et la musique font sortir la créatrice et le public hors de la noirceur, au moins un temps. » Grâce à ces collaborations de choix, Peggy réalise ainsi son rêve : « John va droit au cœur de l’acte de créer. D’où cela vient-il ? », dit-elle souriante, les yeux au ciel, illuminés.

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Cette magnifique pièce fantomatique a été dansée à Montréal en 2018. Quant à l’œil du spectateur, qui suit le travail d’atelier, il est interpellé plus avant que depuis la salle, grâce à la qualité des prises de vue et à la pertinence des interviewes, en noir et blanc. Tout cela enrichit la séduction produite par la chorégraphie, dont on voit de larges extraits, en couleur, à la fin du film. Ultime récompense.

D’autres films du FIFA illustrent à merveille la nécessité de créer. Tel 7 Perspectives de Xavier Curnillon, sur la chorégraphie Unfold de Danièle Desnoyers, où se réaffirme, toujours unique, le langage physique par lequel s’exprime l’humain. Plus modeste mais très percutant, Healing Bells/Clochettes de l’espoir, de Taylor Crowspreadshiswings, accompagné par Wapikoni Mobile, s’interroge sur les façons dont la danse autochtone peut guérir une jeune femme, devenue maman, de la perte, trop jeune, de la sienne, écrasée par un chauffard alcoolisé. Que ce soit un drame privé, social ou une tragédie politique, l’art, qui se partage, apporte son langage salvateur à ce qui ne serait que plongée dans le vide, laissant le trauma à vif, sans merci, sans retour. Le public ressent cela et s’y régénère.

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