Une œuvre subtilement achevée

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03.06.2016

Go Down, Moses. Mise en scène, scénographie, costumes et lumière de Romeo Castellucci ; textes de Claudia Castellucci et Romeo Castellucci ; avec Rascia Darwish, Gloria Dorliguzzo, Luca Nava, Stefano Questorio et Sergio Scarlatella, ainsi que les figurants Sylvie Deslauriers, Line Leblond et Gislin Levesque. Musique de Scott Gibbons ; collaboration à la scénographie : Massimiliano Scuto ; sculptures, prothèses et automates de Giovanna Amoroso et Istvan Zimmermann.

Un spectacle de Socìetas Raffaello Sanzio présenté au Théâtre Denise-Pelletier, du 2 au 4 juin 2016, dans le cadre du Festival TransAmériques.

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La proximité synchronique des spectacles d’un festival force des comparaisons qu’on ne ferait pas en temps normal, beaucoup moins en tout cas que dans une saison régulière. Ainsi s’avère-t-il difficile, voire impossible de ne pas évaluer telle ou telle production en fonction de celle qui l’a précédée. La veille j’avais assisté à L’autre hiver, et mon trouble fut tel que je n’ai pas été en mesure d’en tirer une critique tant cet opéra fantasmagorique constituait une surenchère de symboles et de références, le produit d’un livret abscons que ses accoucheurs scéniques n’ont pas jugé à propos d’éclairer. Il s’agissait, bien malheureusement, d’un spectacle où la rencontre, malgré tout le pan musical très réussi, ne survenait pas, n’avait pas (de) lieu, une œuvre aux limites de l’insolence tellement elle ne se souciait pas d’accrocher les spectateurs, de les réunir.

À l’inverse, je trouve dans le programme de Go Down, Moses ces mots de Romeo Castellucci qui revient au FTA pour la cinquième fois : «Le théâtre, dans son origine, sa structure, est religieux. Et le mot religion vient du latin, religare, tenir ensemble ; or, le théâtre, fondamentalement, ce sont des gens qui se tiennent ensemble dans un même lieu, pendant un même temps.» Je dois lui donner raison : autour de son objet à la symbolique foisonnante, le récit contemporain de la mère du prophète qui abandonnera son fils non pas dans un panier sur quelque fleuve, mais dans un gros container à déchets déjà bien rempli, unique élément à composer ce tableau qui sépare la longue et poignante scène de la naissance très ensanglantée dans des toilettes publiques (c’est à ce moment que résonne un chant d’esclaves américains – celui-là même qui a servi de titre au spectacle? je ne saurais dire…) et l’interrogatoire de la génitrice au poste de police.

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C’est cependant sur un plateau blanc que s’ouvre le spectacle, un plateau séparé de la salle par un écran de tulle comme pour bien marquer la représentation, conférant, du reste, à toute l’heure et demie, une aura onirique. D’entrée de jeu, sur scène, c’est d’abord des hommes et des femmes occupés à mesurer l’espace, semble-t-il, qui apparaissent alors que les spectateurs prennent encore leur place. Ce sera cependant moins leurs gestes que les bruits qu’ils font qui déjà marqueront le ton du spectacle dont le travail sur le son se veut prépondérant, notamment lorsque, le tableau suivant, une longue et massive pièce métallique posée à horizontal sera actionnée par deux puissants moteurs, peut-être dans le but d’illustrer le cours assourdissant de l’Histoire.

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Castellucci joue d’ailleurs beaucoup avec les différents temps, allant d’un univers ultramoderne pratiquement désincarné à des scènes plus neutres. Dans le même ordre d’idées, lorsque la mère se voit forcée par les autorités de répondre de ses actes – afin de retrouver l’enfant et le sauver –, elle fera allusion à de nombreux éléments du récit de Moïse qui nous ramènent aux fondements de notre imaginaire judéo-chrétien, ce qui superpose en quelque sorte les temporalités. Le plus grand glissement en ce sens a cependant lieu à la toute fin du spectacle : après que la mère disparaît dans un appareil de résonance magnétique, on est propulsé dans une immense caverne du néolithique – je le déduis, puisque c’est à cette période qu’ont lieu les premiers rites funéraires – dans laquelle une femme, entourée de quatre autres de ses congénères, dépose en terre son enfant décédé avec comme seule stèle une vulgaire pierre, mère éplorée qui n’aura droit, comme seule consolation, qu’à un acte charnel qui viendra peut-être l’engrosser à nouveau.

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Cette scène, portée par des airs religieux contemplatifs, devient encore plus magnifique au moment où cette même femme vient tacher le tulle immaculé de son empreinte et y écrire un immense SOS avant de le frapper à plusieurs reprises, ce qui le fait onduler tel un lac paisible qu’on oserait troubler, comme pour nous prier de la libérer de cette représentation dont elle prisonnière.

Même si Go Down, Moses retrace les différents épisodes de la vie du prophète, il s’agit bel et bien d’un spectacle sur la mère, sur l’arrachement aussi, c’est-à-dire sur la blessure originelle, une œuvre que le maestro orchestre de façon à la fois simple et grandiose. En effet, dès le titre, cet appel à briser les eaux et tomber du corps, ou encore à descendre le flot de l’Histoire, se veut une parole chaque fois lancée par la génitrice, semble-t-il.

Contrairement à d’autres, je ne proclamerai pas Castellucci dieu, cependant je serai le premier à louanger le magnétisme du travail qui nous est ici présenté, et à souhaiter que d’aucuns s’en inspirent pour continuer de créer des moments de théâtre qui nous réunissent dans un émerveillement constamment renouvelé, sans pour autant que ne soient sacrifiés de hautes exigences esthétiques ni un message porteur de sens… et d’incertitudes.

crédit photos : Guido Mencari

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