Une mémoire lesbienne haute en couleur

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19.11.2022

Ciseaux. Création et mise en scène : Pleurer Dans’ Douche ; Interprétation : Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau ; Assistance à la mise en scène : Geneviève Gagné ; Conseil dramaturgique : Gabriel Cholette ; Direction de production : Geneviève Voyzelle ; Direction technique : Sarah Merrette-Fournier ; Conception vidéo et mapping : Joy Boissière et Kimura Byol ; Conception lumières : Joëlle LeBlanc ; Costumes : Angela Rassenti ; Habilleuse : Vicky Wolfe ; Scénographie : Jeanne Dupré ; Conception sonore : Marie-Frédérique Gravel ; Musique : Calamine avec Kèthe Magané (Prod, guitare & basse), Valérie Lachance-Guillemette (Saxophone & vibraphone), Arthur Evenard (Keys) et Sarah Dion (Percussions) ; Conseil au mouvement : Anmarie-Paule Legault ; Régie : Marie-Frédérique Gravel et Joy Boissière ; Illustration et création du zine : Geneviève Darling. Présenté à L’Espace libre du 15 novembre au 3 décembre 2022.

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Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau ouvrent leur nouveau spectacle en grimpant les marches de deux escaliers installés au milieu de la scène. Chacune est munie d’une paire de ciseaux géants, cliché des plus tenaces de la sexualité lesbienne qui, ici, n’est pas non plus sans rappeler le traditionnel geste d’inauguration consistant à couper un ruban rouge. « Tout ce qui sera raconté dans ce spectacle est vrai. », annoncent-elles d’emblée. La pièce Ciseaux est en effet le résultat d’une longue recherche documentaire sur l’histoire de la communauté 2SLGBTQIA+ à Montréal, et surtout celle des personnes s’identifiant comme femmes, sous-représentées et invisibilisées au sein de la mémoire queer.

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La fête peut commencer à l’Espace libre. En se réappropriant les clichés lesbophobes avec beaucoup d’humour, le duo de créatrices et d’amoureuses nous offre un spectacle festif qui, pour retracer l’histoire des luttes, dialogue avec des matériaux documentaires, mais aussi avec des témoignages actuels de personnes issues de la diversité sexuelle (Calamine, Monique Giroux, Judith Lussier, Manon Massé, Safia Nolin et Susanne Serre, etc.).

Des archives tenues secrètes

L’un des aspect les plus fascinants de la pièce concerne les archives consultées par les créatrices (grâce auxquelles on accède d’ailleurs à un extrait de documentaire lesbien demeuré à ce jour inédit). De nombreuses archives portant sur les lesbiennes n’ont jamais été diffusées à la télévision ou sur internet. Et si Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau sont parvenues à mettre la main sur ces documents audio-visuels, ceux-ci demeurent à l’abri des regards dans un grenier de Saint-Adrien, inaccessibles au grand public. La restitution des événements est par conséquent ardue : les lesbiennes des années 60-70 vivaient cachées et, à bien des égards, une certaine discrétion persiste.

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Les créatrices parviennent cependant à dialoguer avec les archives malgré l’impossibilité de les diffuser. Pour y arriver, elles recréent des scènes souvent fictives, mais profondément marquées par l’expérience bouleversante qu’elles ont vécue en consultant ces documents : « [U]ne fois qu’on a tout lu, écouté et visionné […], laissez-moi vous dire qu’on en a braillé une shot. », confie Labelle dans une entrevue accordée au Devoir. C’est en effet un rapport personnel, intime et profondément solidaire à l’histoire que les créatrices arrivent à transmettre dans la pièce, dont le tour de force consiste à nous présenter une chronologie n’ayant rien de froid ni de détaché. Labelle et Noël Rousseau nous plongent plutôt dans les diverses strates du passé, faisant appel aux costumes et à l’art du lip sync, qu’elles maîtrisent d’ailleurs parfaitement, en incarnent ainsi chaque événement avec conviction.

Une chimie palpable

Un mélange de frissons et de rire animait le public alors que les interprètes rejouaient la descente historique effectuée par les autorités au Truxx (1977) sous la forme d’un numéro de drag king : l’une déguisée en policier ; l’autre, tout de cuir vêtue en hommage aux leathermen. Le numéro s’est soldé par des applaudissements du public, judicieusement encouragé à réagir pendant la pièce. Ponctuées d’éclats de rire et d’applaudissements, les performances de drags ont largement contribué à l’ambiance festive et conviviale qui imprégnait la salle. C’est donc avec la complicité des spectateur.ices que s’est opéré le renversement des dynamiques de pouvoir espéré par les créatrices.

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L’une des forces de la mise en scène réside dans sa capacité à créer une atmosphère envoûtante mettant en valeur la complicité des interprètes, dont la chimie est palpable, tant lorsque la pièce se trouve au plus près du réel que dans les délires partagés. Car aux côtés des scènes humoristiques surgissent aussi des moments tendres, où l’amour est tout simplement célébré, sans fards ni costumes. Ciseaux ravive une mémoire lesbienne haute en couleur, où les archives et les témoignages nous parviennent crûment, mais toujours dans la joie du partage. Les multiples voix entendues m’apparaissaient d’ailleurs suffisamment fortes pour que certaines explications, parfois un peu pédagogiques, semblent superflues. Mais, dans l’ensemble, un juste dosage entre les interventions des créatrices et les documents audio-visuels permet d’ouvrir le dialogue entre des générations de militantes dans une atmosphère de sororité, de rire et de fête. La pièce rend ainsi hommage à toutes ces paroles et aux vies de ces personnes qui, taxées de folie, n’en ont pas moins pavé le chemin, suivant le motto de Wittig dans Le Voyage sans fin : « Quand bien même le monde entier me prendrait pour folle et pas seulement ces arriérés dans le village qui n’ont jamais rien vu, je dirais que le monde entier est fou et que c’est moi qui ai raison. »

crédits photos : Katya Konioukhova

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