Une fabrique de récits en marge du temps

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Crowd, une chorégraphie de Gisèle Vienne. Interprétation : Philip Berlin, Marine Chesnais, Sylvain Decloitre, Sophie Demeyer, Vincent Dupuy, Massimo Fusco, Rehin Hollant, Oskar Landström, Theo Livesey, Louise Perming, Katia Petrowick, Jonathan Schatz, Henrietta Wallberg, Maya Masse (en alternance avec Lucas Bassereau, Nuria Guiu Sagarra, Linn Ragnarsson), présentée en première Canadienne à Montréal, Usine C, 19 et 20 octobre 2022.

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L’Usine C a accueilli, le 19 et 20 octobre dernier, la chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne, qui n’en est pas à son premier passage dans la métropole. Pour cet arrêt, elle nous partage, avec Crowd, un univers sensoriel et intime porté par une chorégraphie méditative. Il s’agit d’une véritable immersion dans la culture musicale alternative techno des années 90, matériau d’inspiration pour l’artiste et metteure en scène. On reçoit le spectacle à la fois comme une dose de nostalgie et comme un vibrant manifeste pour une écoute plus profonde des micros-instants de nos existences.

C’est dans un décor de fin de party, reconnaissable instantanément, que le tout prend forme. D’entrée de jeu, la scène se dévoile, maculée de terre, jonchée des vestiges d’une nuit festive : canettes écrasées, vêtements éparpillés, déchets divers. Accompagné·es des notes de la pièce Illuminator de Mad Mike – artiste membre du collectif musical Underground Resistance –, les interprètes arrivent au compte-goutte. Au ralenti, cigarettes et bouteilles à la main, adoptant l’allure d’un groupe de jeunes fêtards au look rétro, iels émergent de l’obscurité pour rejoindre l’espace éclairé d’un jet lumière bleuté seulement en son centre. Certain·es longent l’espace délimité par l’éclairage, d’autres s’y glissent pleinement. Sourire aux lèvres, iels expriment déjà une sensualité du geste, qui ne fera que devenir plus apparente et plus émouvante au fil de la pièce.

Dans cette longue nuit où on recherche à tout prix l’abandon, le dépassement de soi et la connexion à autrui, de multiples histoires se dessinent en s’entrelacant à un entraînant dj-set de Peter Rehberg composées à partir de quelques pépites du techno de ces 30 dernières années. Ces fragments de récit sont perceptibles dans le non verbal des protagonistes, dans la manière qu’ils ont de s’approcher ou de s’éloigner les uns des autres. Même s’il nous manque la parole, nous sommes en mesure de saisir certains traumatismes vécus par ces enfants de la nuit, comme les agressions sexuelles ou les violences que l’on s’inflige à soi-même. Sans tomber dans un portrait caricatural d’un groupe social qui se drogue et qui en vient à reproduire des schémas d’oppression, Crowd se dévoue d’abord à montrer ces failles à travers les corps de celles et ceux qui les vivent.

La force du travail dramaturgique de Denis Cooper, qui cosigne la mise en scène, réside d’ailleurs dans les caractéristiques très typiques qu’arbore chacun·e des interprètes. Les rôles sont définis avec assez de finesse et de justesse pour que l’on soit en mesure de percevoir le caractère des personnages et de s’y reconnaître. Il n’y a pas que l’extase, l’amour queer et la joie dans ce que Gisèle Vienne met en scène; il y a aussi un vide vertigineux, des solitudes, de la violence non genrée, le dépassement de certaines limites. Les nôtres, assurément, et celles des autres, malheureusement. C’est aussi cela, la scène alternative que la chorégraphe tente de décrire : une scène où prime la quête d’une beauté et d’une liberté parfois excessive, contestataire dans ses idéaux comme dans sa structure, et révolutionnaire dans son rejet de l’apathie.

Jeux rythmiques

Le travail autour du mouvement est lui aussi impressionnant. Dans une lenteur hypnotique, les danseur·euses – dont on admire la rigueur et l’ancrage – déclenchent différents états de conscience qu’iels arrivent à transmettre aux spectateur·rices. On se dit que c’est là, peut-être, que réside la force du rassemblement et de la solidarité. Dans cette partition suspendue, la chorégraphie fait intervenir des variations de rythmes, des accélérations, des lâcher-prises exaltés, des arrêts sur image, des mouvements dont l’effet boomerang évoque les vidéos publiées sur Instagram. Une référence contemporaine qui nous rappelle que, dans nos vies hyperconnectées, nous vivons déjà dans différentes temporalités, dont une que l’on n’expérimente jamais réellement : celle où l’on peut se déposer.

Crowd dépasse la simple démonstration où 15 individus bougent au ralenti, ensemble ou, parfois, de manière asynchrone. Il s’agit surtout de personnes qui imposent à leurs corps un rythme contre nature, qui découvrent un autre espace-temps dans différentes couches musicales et qui composent avec elles une traversée intérieure. À force d’être imposée au regard et aux sens, cette dernière devient communicative. Pendant que cette heure et demie s’écoule dans son axe normal, on est invité·e à être conscient·e de ce qui se cache dans les interstices : transposé hors scène, le rythme impulsé par Vienne évoque automatiquement les mouvements d’un·e habitant·e de la marge, situé·e en dehors des tracés collectifs. J’ai vu dans Crowd un profond désaveu des carcans forgés par les différents systèmes d’oppression, qui se répètent dans différentes sphères – et ce, même dans une culture contestataire.

De l’importance des rituels

Au fur et à mesure que j’évoluais dans cette proposition, qui se confondait à bien des souvenirs heureux, je ne pouvais m’empêcher de penser au personnage bigarré de Thilo (campé par Julius Feldmeier) dans la série allemande Kleo. L’histoire prend place après la chute du mur de Berlin et Thilo, aux sens altérés (comme toujours), se persuade d’être un alien envoyé sur Terre pour répandre la musique techno parmi les humains et ainsi renverser le capitalisme. L’histoire secondaire, touchante, souligne le symbolisme accompagnant la musique techno depuis sa naissance et le vibrant besoin d’émancipation qui en résulte.

Pour Gisèle Vienne, Crowd rend hommage au temps passé à danser dans les clubs et les squats berlinois au début des années 90 et à la libre expression de soi que promulguent à peu près toutes les scènes alternatives musicales. Pour moi, le spectacle fut un rappel des nuits sans fin dans les entrepôts et lofts d’artistes du Mile-Ex. Peu importe le scénario, on retrouve, au centre de ces interactions, une solidarité vers laquelle on tend à revenir. Depuis 2010, sans occulter le plaisir de la fête, la scène techno effectue un retour à ces valeurs après avoir été récupérée et vidée de son sens par l’industrie. Celles et ceux qui naviguent dans ces eaux vous le diront : ces lieux d’échappatoire et de rencontre sont aussi des espaces de revendications.

crédits photos : Estelle Hanania

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