Un reliquaire de paysages

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10.02.2021

Entretien avec Anahita Norouzi autour de l’oeuvre Other Landscapes, présentée dans le cadre de l’exposition virtuelle Landed.

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Anahita Norouzi est née à Téhéran en 1983 et vit à Montréal. Sa pratique interdisciplinaire convoque l’installation, la sculpture, la photo et la vidéo. Depuis une dizaine d’années, elle voyage fréquemment entre l’Iran et le Canada pour mener des recherches et poursuivre son travail, qui traite des problèmes de mémoire et d’identité d’un point de vue psychohistorique. Norouzi a participé à plusieurs expositions individuelles et collectives à l’international.

Son projet Other Landscapes explore la mémoire des migrant·e·s à travers les objets qui ont pour elles et eux une portée particulière. Prenant pour point de départ des entretiens réalisés avec plusieurs participant·e·s, Norouzi met en scène les objets-souvenirs évoqués en faisant appel à différents médiums visuels. Le projet devait être présenté dans le cadre de l’exposition Landed au centre d’art et du patrimoine Esplanade, que l’on peut visionner de façon virtuelle.

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Luba Markovskaia : Comment est né le projet Other Landscapes ?

Anahita Norouzi : Le projet est issu de ma propre expérience de l’immigration. J’ai toujours été une passionnée de vintage. J’avais l’habitude de passer des heures, tous les week-ends, à flâner dans les marchés d’antiquités au sud de Téhéran, à la recherche de perles rares. Les marchands étaient des sources d’informations inépuisables quand venait le temps de raconter l’histoire d’une pièce, et j’ai toujours aimé écouter leurs récits.

Quand j’ai quitté l’Iran pour le Canada, je ne pouvais emporter qu’un bagage de 24 kilos. Cette contrainte m’a obligée à choisir parmi mes trésors personnels… les objets qui ont traversé les générations dans ma famille, et ceux que j’ai collectionnés pendant de nombreuses années. Cela a été très difficile et douloureux pour moi. J’ai fini par remplir ma valise de choses qui n’étaient pas nécessairement utiles pour m’installer dans un nouveau pays, mais qui étaient réconfortantes et rassurantes ; elles pourraient déclencher des souvenirs et évoquer mes archives sentimentales personnelles quand l’absence et le manque se feraient sentir.

Au cours des dernières années, la crise des réfugiés a créé une grande vague d’immigrant·e·s au Canada, ce qui a donné lieu à un changement inévitable du paysage culturel et naturel. Depuis, je développe un projet de recherche qui explore les dimensions écologique et sociale de la migration dans la province de Québec à travers des plantes introduites, avec une attention particulière portée aux histoires du colonialisme. « Other Landscapes » est un projet qui explore ces thèmes sur un plan plus personnel, à travers les récits cachés d’objets personnels. Je voulais montrer comment le déplacement est vécu par les déplacé·e·s, et aborder le phénomène non pas d’un point de vue extérieur, mais de l’intérieur.

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L. M. : Le lien entre la migration, la mémoire et la botanique était-il d’emblée évident pour toi, ou s’est-il imposé au moment de tes discussions avec les participant·e·s ?

A.N. : Pour ce projet, j’ai demandé à 8 participant·e·s en provenance de pays autrefois colonisés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord de sélectionner des objets qui représentaient pour eux un souvenir de leur pays et d’en parler. Pour l’une de ces personnes, l’objet représentatif était une vieille clé de sa maison d’enfance qui n’existe plus, pour une autre, c’étaient les épices qu’elle avait rapportées de chez elle, pour un troisième, une poignée de jasmin séché.

L’une des questions que j’ai posées à chaque participant·e concernait les fleurs ou plantes qui leur rappelaient le paysage dans lequel ils et elles ont grandi. J’ai été surprise de découvrir à quel point il était facile de trouver toutes ces fleurs à Montréal, même en hiver. Je trouve particulièrement intéressant de réfléchir à la façon dont le transfert et l’utilisation commerciale des plantes et des fleurs en dehors de leur lieu d’origine ont influencé le cours de l’économie mondiale au cours des deux derniers siècles, en finançant la construction d’empires colonisateurs. Par exemple, pour l’un des participants, un Togolais, c’étaient les fleurs de coton qui lui rappelaient son pays d’origine. Le coton a été industrialisé et produit à grande échelle par les colons allemands au début du xxe siècle au Togo, ce qui a causé l’extinction d’espèces, la destruction de l’environnement, et par conséquent, des famines et la mort de nombreux·ses indigènes. 

Les objets que j’ai représentés dans mes arrangements de natures mortes sont significatifs, car ce sont des artefacts culturels investis par les souvenirs et les expériences de leurs propriétaires. Ceux-ci peuvent être tangibles ou immatériels, comme des odeurs ou des goûts, que j’ai tenté de représenter sur les tableaux par des fleurs, des épices, des ingrédients… Ces objets ont été retirés de leurs cultures d’origine et transformés en reliques personnelles par le déplacement. Je dis « reliques », car ils sont isolés d’un point de vue culturel, spatial et temporel de leur contexte d’origine et représentent donc un élément de la culture hôte qui est « Autre ». Ils peuvent ainsi être utilisés pour « raconter » la culture du pays dont ils viennent. C’est ce que Nicholas Mirzoeff appelle des « éléments de différence ».

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L.M. : L’exposition comporte plusieurs médiums : des photographies dont l’esthétique semble s’inspirer des natures mortes des maîtres hollandais, des sculptures sur verre et des impressions en cyanotype, qui rappellent les herbiers anciens. Qu’est-ce qui a dicté le choix de ces différents supports ?

A.N. : Dans le cadre de mon approche méthodologique, le projet a nécessité une grande quantité de travail minutieux et un éventail de compétences techniques en fabrication. Je m’intéresse beaucoup aux relations et aux connotations matérielles en général, et à la manière dont je peux les utiliser dans un projet pour communiquer l’idée le plus efficacement possible. Je pense beaucoup à la relation entre l’art et l’artisanat. Ici, le travail derrière la création de ce projet est devenu artisanal en lui-même, car il était répétitif, très chronophage, mais nécessaire pour produire quelque chose de beau.

Pour les photographies en grand format, je me suis beaucoup inspirée des traditions de la nature morte européenne et de la représentation des espèces « inconnues » et « inclassables » dans les peintures des xviie et xixe siècles. La façon dont elles étaient dépeintes représente en quelque sorte un discours visuel qui reflète le regard des Occidentaux sur l’Orient. À cette époque, les Européen·ne·s s’intéressaient de plus en plus à « l’exotique » et à « l’étranger » à travers les « voyages d’exploration » au service de l’expansion coloniale des puissances européennes.

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Mais il y a une différence essentielle entre ces tableaux et mes photographies. Ces peintures représentaient des trophées rapportés de contrées lointaines et incarnaient des ambitions coloniales, tandis que les objets que j’ai photographiés produisent un effet totalement différent : ils ne sont plus des symboles de domination culturelle et politique, mais plutôt d’identité et de souvenirs personnels.

Mon intention d’intégrer des plantes introduites dans le projet et de m’approprier le langage visuel du genre de la nature morte est une façon d’enquêter sur les histoires coloniales au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui ont eu un impact énorme sur les événements qui se déroulent aujourd’hui dans la région. Je pense qu’il est en fait crucial d’aborder ces sujets pendant cette période décisive où les gens s’engagent de plus en plus dans les débats sur des sujets tels que la vie des Noir·e·s et la décolonisation des musées.

L.M. : Est-ce que le contexte de la pandémie, avec l’accès restreint à l’espace et le recours forcé à la visite virtuelle, a une incidence sur la façon dont tu perçois le projet et la manière dont il est appréhendé par le public ?

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A.N. : Landed est une exposition collective qui a lieu au centre d’art et du patrimoine Esplanade, présentée par la commissaire Xanthe Isbister, mettant en vedette trois artistes de différentes villes canadiennes au Canada dont les œuvres explorent les complexités de l’immigration, des frontières et de l’adaptation culturelle.

Malgré toutes les complications causées par la pandémie actuelle, la décision a été prise de tenir l’exposition. Cependant, je n’ai pas pu être présente dans l’espace lors de l’installation de mes œuvres, il n’y a pas eu de vernissage, et même si l’exposition est prolongée, je ne sais pas si je pourrai voir mon travail en personne. Cela a été particulièrement difficile pour moi.

Je pense que, tant sur le plan symbolique que pratique, les vernissages sont très significatifs pour les artistes ; les gens viennent voir notre travail, on peut voir comment ils et elles le vivent, comment ils et elles interagissent avec celui-ci, on peut les aborder pour leur en parler, directement et sur-le-champ, on se réunit également avec des ami·e·s et des collègues pour célébrer. D’une certaine façon, cela représente un point d’orgue pour le projet, après un travail acharné qui dure des mois. Et je n’ai pas eu ça. J’ai vécu un deuil par rapport à l’aboutissement de mois de travail, tout en étant ébranlée par l’ampleur de la crise. Dans un moment comme ça, on se demande comment penser au bien-être collectif tout en affirmant que l’on veut vraiment que notre œuvre soit vue et ait une vie dans le monde.

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Je discutais avec un ami l’autre jour, et nous disions à quel point il est étrange et en quelque sorte aliénant de passer « en ligne », comme si tout pouvait être médiatisé à travers l’écran. Une partie de moi pense que nous aurions dû faire un black-out, refuser le passage en ligne, attendre patiemment que cela passe, comme des montagnes, des pierres… Et pourtant, l’autre partie de moi voit l’importance et les défis créatifs que ce mouvement présente. Je ne sais pas encore de quel côté de l’argument je penche. Mais une chose est sûre, cette exposition m’a donné l’occasion de rencontrer des personnes formidables et de collaborer avec celles-ci, et pour ça, je suis très reconnaissante.

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