Un peintre au théâtre

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Inside, Conception et mise en scène : Dimitris Papaioannou; Interprétation : Thanassis Akokkalidis, Pavlina Andriopoulou, Natassa Aretha, Panos Athanasopoulos, Savvas Baltzis, Ilia De Tchaves-Poga, Nikos Dragonas, Altin Huta, Yorgos Kafetzopoulos, Konstantinos Karvouniaris, Amalia Kosma, Eleftheria Lagoudaki, Euripides Laskaridis, Tadeu Liesenfeld, Konstantinos Maravelias, Yorghos Matskaris, Yiannis Nikolaidis, Christos Papadopoulos, Yiannis Papakammenos, Simos Patieridis, Ilias Rafailidis, Kalliopi Simou, Diogenis Skaltsas, Drossos Skotis, Manolis Theodorakis, Michalis Theophanous, Simon Tsakiris, Sophia Tsiaousi, Vangelis Zarkadas; Scénographie et conception de l’installation vidéo : Dimitris Theodoropoulos, Sofia Dona; Musique K.BHTA; Conception sonore pour la scène et les installations vidéo : Konstantinos Michopoulos; Conception lumières : Alekos Yiannaros; Conception costumes : Thanos Papastergiou. Spectacle présenté du 19 au 23 novembre 2019 à l’Usine C.

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Scénographe, bédéiste, chorégraphe, peintre, concepteur de costumes et de décors, Dimitris Papaioannou est tout ça à la fois et, dans chacun de ces rôles, il faut le reconnaître, il tient du génie. En 2018, c’est à lui qu’on confiait la première création, depuis la mort de Pina Bausch, de la compagnie Tanztheater Wuppertal.

En janvier 2019, l’Usine C accueillait le spectacle The Great Tamer, une proposition aussi ambitieuse que soufflante, interprétée par une dizaine de danseurs. Rien à voir avec le minimalisme d’Inside (2011), qui est présentée du 19 au 23 novembre à l’Usine C en première nord-américaine. Inside est la captation d’une performance qui s’est déroulée pendant vingt nuits à Athènes en 2011. L’installation vidéo nous donne à voir une séquence d’une durée de six heures, sans montage, de l’une de ces nuits.

La facture du spectacle est très sobre, à commencer par la musique et le décor. La caméra découpe un plan fixe. On y voit le seuil d’un appartement, un lit, une table de cuisine et l’entrée d’une salle de bain. Derrière une grande porte vitrée, on projette le décor d’une ville, qui change à chaque nouvelle séquence chorégraphique.

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La séquence du performeur

À la genèse de cette création, il y a le « geste ». Il y a, aussi, le désir de traiter le geste comme une phrase musicale, nous explique d’entrée de jeu Papaioannou. Inside pense le geste comme un matériau scénique, comme un atome, une unité à isoler : manger, se coucher, boire un verre d’eau, entrer dans son appartement, se laver, se sécher, se déshabiller, regarder par la fenêtre, s’habiller, uriner, déposer son sac, accrocher ses clés, regarder la ville depuis son balcon, ouvrir une porte, prendre un moment d’arrêt au milieu de son appartement. Ce qui change, au cours de la performance, ce ne sont pas les gestes mais leur séquence, leur « combinaison », comme le formule Papaioannou. Trente interprètes se succèdent et performent leur propre séquence en parallèle à celle des autres interprètes, ceux-ci se rencontrent sans se voir, sans se reconnaître.

Inside propose une réflexion sur le geste, mais cette réflexion ne s’inscrit pas dans le sillage des études contemporaines (Goffman, Bourdieu, Macé) qui s’intéressent pour la plupart au geste à partir des questions d’ethos, d’une « mise en scène » de la vie quotidienne, – enfin, aux « manières » qui stylisent l’existence. Papaioannou s’intéresse moins à la performance d’une distinction qu’au geste reproductible, c’est-à-dire celui universel, qui ne laisse entendre aucune « saillie » du sujet. Inside se penche sur le geste performé anonymement, répété quotidiennement. Inside crée à partir du geste, celui-là même qu’on « opère » si souvent, au cours d’une vie, qu’il ne semble déterminé par aucun désir. C’est bien, d’ailleurs, la force de la composition : nous faire entendre l’absence de désirs, le caractère ataraxique de l’existence humaine.

Vita activa, vita contemplativa

En même temps qu’il observe ces corps ataraxiques, le spectateur se voit, lui aussi, encouragé à adopter une posture analogue. Si les arts de la scène, qui supposent la coprésence d’acteurs et de spectateurs, sollicitent activement le corps du spectateur, Inside, par sa médiation filmique, propose une tout autre expérience. Devant cette vacance filmique sans récit, on invite le spectateur à s’abandonner aux mouvements répétitifs qui s’offrent à lui.

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Avant de quitter la salle pour laisser place au film, Dimitris Papaioannou a lancé aux spectateurs : « détendez-vous, relaxez ». Qu’est-ce qu’une telle parole formule, implicitement, sur le rôle ou la fonction de l’art ? Ce qui est sûr, c’est que c’est la première fois que je me rends à l’Usine C et qu’on me propose de me détendre. C’est là où l’ambiguïté de l’expérience du spectateur d’Inside, qui n’est ni tout à fait au théâtre ni tout à fait au cinéma, se révèle. Il n’est pas question ici de « provoquer », de « remuer » ou de « bouleverser » le spectateur ; c’est une toute autre posture qu’on propose ici d’adopter : une posture contemplative.

La séquence du spectateur

Il est 17h quand j’entre dans la salle. La projection est déjà commencée. Un bref entretien avec Dimitris Papaioannou nous apprend que la projection n’a ni début, ni milieu, ni fin. On est aussitôt averti que la proposition ne contient aucun muthos. Le chorégraphe encourage les spectateurs à s’installer confortablement dans la salle, à entrer et sortir, à manger et boire, durant la projection.

18h sonne. Autour de moi, personne n’a encore bougé de son siège. Les spectateurs semblent très attentifs. Une heure plus tard, on prend ses aises, le va-et-vient commence : quelques spectateurs vont se chercher un verre, d’autres se déplacent dans la salle, ça discute un peu plus. À 21h, la salle est encore pleine. Le pari semble relevé pour Papaioannou.

Le pari de Dimitris Papaioannou

Posons la question le plus franchement possible : pourquoi reste-t-on dans la salle ? Qu’est-ce qui fascine le spectateur dans l’exécution de ces gestes simples ?

La réponse n’est pas évidente. Car si on est captivé par Inside, ce n’est pas pour les raisons qui nous font, ailleurs, crier au génie de Papaioannou. Inside fascine non pas par ses qualités scénographiques, ni par ses arcs narratifs ou encore par la performance des interprètes.

Dans un entretien accordée à la revue MESA, en 2011, Papaioannou évoque le pari qu’il a pris dans cette proposition artistique : « INSIDE utilise la fascination que l’on ressent quand, en regardant par la fenêtre un immeuble à logements voisin, on aperçoit quelqu’un vaquer à ses occupation quotidiennes.[…] INSIDE utilise le plaisir que l’on ressent quand on entrevoit une autre existence. Ce moment, quand une personne en regarde une autre vivre par hasard, ouvre une sorte d’instant suspendu, d’effet de miroir. On reconnaît l’autre personne, on se reconnaît dans les moments de leur quotidien.[…] Il cherche à leur donner du temps pour contempler, pour les aider à entrer dans l’état d’esprit où le déploiement de l’action n’est plus important[…]. »

En misant sur le plaisir de regarder un autre être humain en train d’exister, cette prémisse – pas si éloignée de celle de Rear window (1954) – joue sur un mécanisme qui est au fondement même du théâtre occidental, celui de l’identification. Le circuit d’un interprète qui entre dans le champ de la caméra, performe sa séquence et disparaît, est d’une simplicité qui trouve ici sa portée dans la répétition. Au bout d’un moment, cet inlassable retour du même, où les corps qui disparaissent sont aussitôt remplacés par d’autres corps, provoque un réel sentiment de vacuité – impossible, d’ailleurs, de ne pas penser à une figure comme celle de Sisyphe, qui imprégnait déjà les précédentes créations de Papaioannou.

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Une phrase pour résumer la vie humaine

La simplicité, le minimalisme de la proposition trouve dès lors son sens. Car, au final, l’objet d’Inside est la petitesse d’une vie humaine. Inside porte sur l’étroit, le prosaïque, le geste qui n’entre dans aucun discours « méta ». La séquence chorégraphique agit ainsi comme une métaphore de l’existence : entre naître et mourir, entre apparaître et disparaître sur la scène, n’est-ce pas substantiellement ce qui se trouve condensé par ces gestes simples, que nous reproduisons tous, dans tous les appartements du monde et à tous les jours – manger, dormir, se laver, regarder par la fenêtre ? Comment une vie humaine se phrase-t-elle, sinon par une succession de petits gestes ? Au-delà de ces phrases mises bout à bout, qu’est-ce qui nous survit ?

Si Inside nous captive, c’est parce que le spectacle nous oblige à voir en face l’immanence de notre existence et qu’il révèle, par là-même, notre obstination à « regarder par la fenêtre » pour voir si, au-delà de l’étroitesse de la scène, il n’y aurait pas quelque chose qui permette d’éviter notre inéluctable substitution par le prochain acteur qui entrera, après nous, dans le grand théâtre de l’humanité.

Dans l’économie de la séquence chorégraphique, ce bref regard jeté sur la ville, geste pourtant banal, a néanmoins quelque chose d’extrêmement puissant. Ce regard laisse entendre, en effet, un refus : celui qu’on oppose à l’idée qu’une vie humaine se résume, simplement, à une succession de petits gestes. C’est peut-être là, finalement, dans ce refus de l’immanence, que l’ataraxie prend fin et qu’un désir se rend audible – c’est, du moins, avec ce désir qu’on sort de ces contemplations en rentrant chez soi.

crédits photos : Christos Papadopoulos, René Habermacher, Marilena Stafylidou

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