Un été avec Chloé

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Falcon Lake, Charlotte Le Bon, Cinéfrance Studio/Metafilms/OnzeCinq, 2022, 100 minutes.

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« C’était bien le plus étrange coin de mare que j’aie jamais vu. »

Louis Hémon, « La peur »

Adaptation libre d’Une sœur, roman graphique de Bastien Vivès publié en 2017, Falcon Lake est le premier long métrage de Charlotte Le Bon, que l’on connaît surtout pour sa carrière d’actrice en France (Astérix et Obélix : au service de sa majesté, L’écume des jours), puis aux États-Unis (The Hundred-Foot Journey, The Walk), et que l’on a pu voir récemment sur au petit écrain québécois grâce à son rôle de mafieuse fatale dans la deuxième saison de C’est comme ça que je t’aime. Après un premier essai de l’autre côté de la caméra avec le court métrage d’inspiration lynchéenne Judith Hotel – effort inspirant sans pour autant être à l’abri du péché d’imitation qui menace beaucoup de premières réalisations –, elle se lance dans cette aventure d’adaptation sous le conseil de Jalil Lespert, qui l’avait dirigée dans Yves Saint Laurent (2014) et Iris (2016). Œuvre jugée inadaptable par Vivès lui-même, Une sœur sera transposée à l’écran davantage par la lettre que par l’esprit, dans la mesure où Le Bon conserve surtout la trame narrative du roman graphique, à défaut de préserver son esthétique (noir et blanc, visage flouté, paysages et décors très épurés). Cette liberté face au contenu d’origine permet ainsi à la réalisatrice d’y insuffler des éléments nouveaux, en particulier des références cinéphiliques qui font basculer le récit du côté de l’horreur et du suspense.

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La trame narrative d’Une sœur comme de Falcon Lake est pour le moins ténue : durant ce récit de vacances de quelques semaines, on assiste aux divers rapprochements amicaux et physiques entre Bastien (Joseph Engel) et Chloé (Sara Montpetit), respectivement âgés de 13 et 16 ans. Bien que la différence d’âge puisse paraître minime, il y a néanmoins un monde de différences entre l’univers d’une adolescente, notamment sur le plan de l’éveil sexuel, et d’un jeune garçon qui fait ses premiers pas dans la cour des « grands ». La bande de jeunes du film, essentiellement des amis et connaissances de Chloé, aura d’ailleurs l’âge de cette dernière, ce qui a pour effet d’accentuer le décalage entre Bastien, qui joue alors à l’adolescent, voire au jeune homme, et les autres. Sans grande mise en contexte et sans véritable prolongement, le récit se concentre ainsi sur cette bulle estivale. Alors que le roman graphique situait son action en Bretagne, le film se déroule dans les Laurentides, où la mère de Bastien (Monia Chokri) va visiter son amie, la mère de Chloé (Karine Gonthier-Hyndman). Il s’agit, disons-le, d’une bonne idée pour un premier long métrage, car la minceur et la fragilité du récit restreignent Le Bon dans sa tentative de trop en faire, comme nombre de ces premiers films trop touffus.

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Le traitement de l’espace sera justement l’une des réussites du film. Le Bon s’inscrit dans l’imaginaire du terroir glauque et inquiétant, sentier déjà maintes fois battu par de nombreuses œuvres contemporaines du cinéma québécois (on pense tout de suite aux films de Denis Côté, Robin Aubert, Guy Édoin, ou encore au Tom à la ferme [2008] de Xavier Dolan). Construisant un certain suspense, Falcon Lake multiplie ainsi les natures mortes, desquelles ressort la lourdeur entropique de cette nature à moitié sauvage, de même que les plans vides, où une silhouette humaine apparaît du hors champ ou de l’arrière-plan. Ce carrousel d’apparitions et de disparitions, qui a aussi lieu dans les scènes d’intérieur, est construit autour du personnage de Chloé. Portée par le jeu à la fois physique et évanescent de Montpetit, la jeune femme surgit sans cesse à l’écran, généralement pour capter l’attention de Bastien, ainsi que pour lui faire peur, comme dans la scène où Chloé se couvre d’un drap blanc pour incarner un fantôme.

L’arrivée au chalet lors d’une nuit orageuse, au début du film, souligne bien cette ambiance spécifique que le film continuera d’instaurer. Les murs de la chambre de Chloé, par ailleurs, sont recouverts d’affiches de films d’horreur célèbres, tels Psycho ou Nosferatu. On y voit également l’affiche du Voyage de Chihiro, du cinéaste d’animation japonais Hayao Miyazaki, référence plus énigmatique, mais qui cible tout de même le principal aspect du film, soit le récit d’initiation et la découverte d’un monde aussi nouveau qu’étrange à l’orée de l’adolescence. Centré sur une sorcière qui envoûte l’ensemble de la communauté qui l’entoure, le film de Miyazaki offre aussi une clé de lecture plus subtile pour comprendre Falcon Lake : lors de la première scène nous présentant le personnage, Chloé est justement décrite par sa mère, presque à mots couverts, comme une « fucking sorcière ». Nul doute, en effet, que la jeune femme exerce un fort pouvoir d’attraction sur Bastien et sur l’ensemble des garçons du film. Par l’ajout explicite de ces références – comme Bastien joue à l’adulte, Falcon Lake joue au film d’horreur –, Le Bon semble chercher à justifier sa propre démarche, laquelle consiste en une dramatisation, paradoxalement horrifiante et joyeuse, de la sexualité adolescente.

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« L’histoire est un gigantesque fantasme ! », dit Vivès en entrevue avec L’Express à propos d’Une sœur. Le Bon prendra au mot cette idée, en y ajoutant sa touche personnelle, ce qui se traduit par l’exploration cinématographique de la porosité des frontières entre le fantasme et le cauchemar. Dès les premiers moments du film, avec l’orage, l’atmosphère de peur et de danger est associée à l’eau, et l’eau à la féminité (rien de nouveau sous le soleil, ici). Cette idée sera développée via le personnage de Chloé, toujours à son aise dans l’élément aquatique, que ce soit dans le lac devant la maison ou dans la douche où elle entraîne Bastien. Or, le jeune garçon, lui, n’aime pas l’eau, et ne semble pas non plus savoir très bien nager. Le film montrera ainsi constamment Chloé en position d’autorité sur Bastien, aussi bien du point de vue de l’initiation sexuelle que dans la maîtrise de l’environnement qui les entoure. Pour son premier long métrage, Le Bon – dont les rôles au cinéma se cantonnent souvent au répertoire de la femme fatale et mystérieuse – se place ainsi dans la peau d’un jeune garçon, dont elle tente de représenter à l’écran les craintes et les envies. On pourrait d’ailleurs reprocher à la cinéaste d’avoir tendance, par moments, à accessoiriser sa comédienne, dans la mesure où le film n’offre pas vraiment d’alternative au « male gaze ».

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Néanmoins, on peut avancer l’idée que le personnage principal du film n’est peut-être pas Bastien, mais le lac lui-même, d’où le titre de l’œuvre. Mentionné à de nombreuses reprises, en raison de l’histoire de noyade racontée par Chloé, le lac cristallise les fantasmes du film, dans lesquels Bastien va se noyer, justifiant en rétrospective la parabole d’ouverture. À côté de l’allure mystérieuse et impénétrable du lac, les personnages – surtout les personnages masculins, pour qui l’eau n’est pas l’élément premier – ont l’air de points négligeables dans le cadre, menacés de disparaître. Mélancolique et sombre, errant tel un fantôme au bout de la jetée entre le ciel et l’eau tandis que le soleil se couche, Falcon Lake nous rappelle la capacité qu’a le septième art de représenter l’intériorité à travers un travail concret sur l’espace et le monde physique qui nous entourent.

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