Tungstène de blues faut que j’te jouse

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14.04.2015

J-F Nadeau, Tungstène de bile, Éditions de l’Écrou, 2013.

Tungstène de bile

Texte et mise en scène de Jean-François Nadeau. Avec Jean-François Nadeau et Stefan Boucher.

Présenté au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, du 17 mars au 4 avril 2015.

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La poésie québécoise connaît depuis quelques années un nouvel âge d’or mais cette idée tarde à faire son chemin en-dehors des endroits encore discrets où tout ceci est en train de se produire. C’est en effet sur ces scènes, dans les bars et les salles de spectacle de Trois-Rivières, Montréal et Québec, que la poésie se montre dans toute sa puissance, sachant rire et jouer avec les publics les plus dissipés comme les plus honnêtes, mais arrivant aussi à faire taire une foule complètement saoule pour un moment de sublime.
 

Paradoxalement, cette même poésie devient terriblement fragile quand elle sort de ces lieux où elle se fait et qu’elle se retrouve, par exemple, devant un public de théâtre pourtant venu expressément pour l’écouter. Car le danger qui guette l’expression poétique n’est pas la foule dissipée, c’est l’appareil de la représentation théâtrale, la tentation du personnage, du décor, de la mise en scène. 

Tungstène de bile de Jean-François Nadeau permet de poser cette question de la fragilité de la poésie, tant le spectacle passe d’un moment à l’autre du théâtre au poème sans arriver à trouver son chemin vers cette puissance propre à la poésie actuelle.

Il faut dire que les poèmes de Tungstène de bile de Nadeau, publiés d’abord sous forme de recueil aux Éditions de l’Écrou, n’ont pas la profondeur amusante mais inquiétante de ceux de Daniel Leblanc-Poirier ni celle simple et juste de ceux de Virginie Beauregard. C’est une poésie de marché aux puces qui ne cesse de tomber sur des objets touchants, toutous à ventouses de Garfield, ballon-chasseur, Pif Gadget, souvenirs de Jean-Marc Parent, sans leur donner une place ou un sens. 

La poésie de Nadeau pourrait être conceptuelle, accepter sa superficialité comme symptôme du désordre du monde d’images, de souvenirs et de sensations dans lequel nous vivons, mais tout se passe comme si elle hésitait, cherchait à encore s’accrocher à quelque chose, à un sens ou à un moyen de rejoindre le lecteur. 

La mise en scène du spectacle, qui est de Nadeau lui-même, hésite de la même manière, multiplie les effets de scène, d’éclairage, de son, et la voix de Nadeau est placée comme il se doit pour un comédien diplômé, faisant apparaître malgré elle un personnage qui performe le texte. Et tout cela est tout à fait convenable, mais le texte se retrouve comme au second plan, comme si la mise en scène avait peur qu’il ennuie le spectateur. 

Ou plutôt… non. Ce n’est pas ça, non. Car à plusieurs moments du spectacle, toute la théâtralité s’épuise, l’éclairage se réduit à presque rien, on perd de vue ce décor de bunker vaguement cyberpunk, la musique s’efface, et la performance même de Nadeau arrive à faire tomber le personnage et à ce moment il ne reste que Jean-François Nadeau et son texte. 

Photo : Patrice Lamoureux
 

Comment pourrait-on faire pour que ces moments de sincérité qui ne durent à peine que trois ou quatre minutes deviennent tout le spectacle? Beaucoup de spectateurs ont été, semble-t-il, irrités par l’adaptation de Nombreux seront nos ennemis de Geneviève Desrosiers que Hanna Abd El Nour présentait au théâtre La Chapelle en septembre dernier. Mais l’aridité de cette adaptation était le prix à payer pour que le texte de Geneviève Desrosiers soit à chaque instant sur scène avant les comédiens, avant l’éclairage, avant les installations modernistes qui jonchaient la scène. Abd El Nour l’a retourné de toutes les manières pour que ce soit ce texte d’abord qui apparaisse sur scène face aux spectateurs avec le moins de médiation théâtrale possible.

J’aime plus que tout quand la mise en scène de Jean-François Nadeau arrive à laisser de côté l’appareil théâtral parce que c’est dans ces moments seulement que le texte poétique peut être lui-même. Cela peut paraître abstrait, vaguement ésotérique qui sait, mais un exemple permet de comprendre en quoi cette question du texte et de la représentation est concrète et fondamentale. À un certain moment, Nadeau parle de Lise et Robert, banlieusards englués dans un quotidien étouffant de banalité. Le point de vue du texte fait circuler un regard à la première personne dans l’espace de leur intimité, passant de très gros plans à des vues d’ensemble qui ne permettent pas de faire de ce regard un personnage qui visiterait sa famille par exemple. Le texte demeure très ambigu sur la nature de ce regard puisqu’il est à la fois attentif, attendri même, en même temps qu’il cherche à maintenir une distance avec cette culture superficielle et consumériste de la banlieue auxquels participent Lise et Robert. 

Lorsque dans le passage à la scène, ce regard devient celui d’un visage, d’un personnage, cette ambiguïté devient celle de ce visage, de ce personnage, et le décor lui-même, murs en coin sur lesquels sont fixés un écran, des fils et des voyants lumineux, nous éloigne de cette proximité du regard, source autant de l’attention que du malaise, que le texte arrive si bien lui-même à mettre en scène. C’est de cette manière que la poésie, terriblement fragile, retourne se cacher derrière l’appareil de la représentation. 

Pouvait-il en être autrement ? Est-ce une mauvaise chose ? Une bonne chose ? La rencontre du recueil de Nadeau avec sa propre mise en scène permet de poser cette question. Et je ne sais pas pour les autres, mais moi, je ne sais pas trop pourquoi je vais voir des spectacles. Ce n’est ni pour me divertir ni pour m’émerveiller. Peut-être seulement pour me poser ce genre de questions.

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