Temps agités et ciel variable

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28.09.2021

Je t’écris au milieu d’un bel orage. Texte : d’après Correspondance (1944-1959) d’Albert Camus et Maria Casarès ; idée originale, choix et montage des textes : Dany Boudreault ; mise en scène : Dany Boudreault et Maxime Carbonneau ; interprètes : Macha Limonchik et Steve Gagnon ; musicien : Jesse Mac Cormack ; assistance et régie : Dominique Cuerrier ; lumière : Anne-Marie Rodrigue-Lecours ; une production du FIL, présentée en codiffusion avec le Théâtre Outremont les 24 et 25 septembre 2021.

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Pour sa nouvelle édition, le Festival international de la littérature (FIL) a choisi d’inaugurer ses dix jours de festivités avec la présentation, au Théâtre Outremont, de Je t’écris au milieu d’un bel orage, une mise en lecture d’une sélection de lettres tirées de la correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès (publiée chez Gallimard en 2017). Chapeauté par Dany Boudreault, ce projet nous offre un accès privilégié à la liaison passionnelle qui a uni le philosophe et la comédienne pendant quinze ans, c’est-à-dire jusqu’à la mort tragique de Camus. Alliant littérature et théâtre, le spectacle nous amène à réfléchir à la puissance de l’amour, bien sûr, mais aussi aux grands bouleversements qui frappent la France de l’après-guerre et aux sacrifices qui accompagnent tout geste créateur. Un matériau textuel d’envergure qui, pour cette raison, était riche de possibilités adaptatives.

Interférences

C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que le spectacle succombe à ce qui semble être devenu une mode de notre temps, à savoir intégrer, en direct sur scène, des commentaires et des analyses sur le texte qui nous est livré. Ainsi, entre deux lettres ou – pire – au milieu de l’une d’elles, les interprètes s’interrompent, sortent de leur personnage pour parler en leur nom et partager leurs impressions faussement spontanées sur ce qui vient d’être lu, ou pour apporter une précision sur tel ou tel passage plus implicite. En plus de produire une importante rupture de ton et de briser le rythme d’un segment, cela n’apporte rien au spectacle sinon une forme de cabotinage. Ces ajouts donnent en fait l’impression qu’on croit le·la spectateur·trice niais·e, et qu’il faut tout lui expliquer en le·la prenant par la main, sous prétexte que le texte a été écrit à une autre époque ou dans un registre différent. La pertinence et l’actualité d’un texte n’a pas à être justifiée de cette façon ; le spectacle, s’il est réussi, devrait parvenir à nous en convaincre lui-même.

En fait, c’est à se demander si on n’a pas fait ces ajouts seulement pour dynamiser le texte, comme si on avait craint – à tort, pourtant – que la correspondance, par son lyrisme, nous lasserait à la longue et ne suffirait pas à donner assez de relief à un spectacle d’une heure trente. Pourtant, l’intégration – judicieuse, elle – de quelques extraits d’entrevue radio de Casarès ou du Discours de Suède de Camus remplissent déjà cette fonction, et de manière plus habile. C’est d’ailleurs une force du spectacle : le collage opéré par Dany Boudreault est très efficace. S’il ne rend bien sûr pas compte de l’ensemble de la correspondance (de plus de 1200 pages), il réussit à en cerner quelques moments significatifs et à établir une cohérence d’ensemble – notamment par l’évocation des orages qui est reprise dans quelques lettres, puis appuyée ici et là par la trame sonore du spectacle. Malgré cette fragmentation qui mélange des épisodes plus tendres à d’autres plus comiques, on parvient à nous faire ressentir l’évolution de la relation entre Camus et Casarès de manière satisfaisante.

Errances

Dès les premiers instants du spectacle, on installe deux micros sur pied au milieu de la scène, derrière lesquels sont ensuite lues quelques lettres. On croit alors qu’il s’agit d’une convention servant à distinguer les moments appartenant à la correspondance des autres textes. Pourtant, celle-ci est vite évacuée : les lettres sont parfois lues derrière les micros, parfois pas ; idem pour les explications et analyses des comédien·nes. Le recours à ce dispositif devient vite aléatoire, et perd de sa pertinence sur le plan scénographique. Comme pour l’intégration de commentaires subjectifs, on reste avec l’impression qu’il s’agit d’une manière maladroite d’occuper l’espace et de combattre le statisme auquel nous confine le format de la mise en lecture.

La même chose se produit lorsque, à deux ou trois occurrences dans le spectacle, sans raison apparente, Limonchik lit les lettres de Camus, et Gagnon celles de Casarès. Le contenu des lettres elles-mêmes ne semble pourtant pas justifier ce jeu d’inversion, ce qui produit plus de confusion que d’intérêt. Enfin, la musique de Jesse Mac Cormack, bien que fort belle, pour ne pas dire envoutante, s’arrime difficilement au spectacle. Si à quelques occasions (dans les intermèdes qui mélangent piano et voix, par exemple), elle accompagne et enveloppe le propos des lettres de belle façon, souvent, son intégration semble un peu hasardeuse et nous distrait du texte tant les deux semblent appartenir à des univers distincts.

Heureusement, l’interprétation de Steve Gagnon et Macha Limonchik parvient à capter notre attention et à nous faire oublier ces quelques maladresses. Là où Gagnon offre une performance vivante et nuancée qui témoigne de sa parfaite maîtrise du matériau littéraire qu’il a entre les mains, Limonchik propose un jeu plus sensible et posé, mais tout aussi efficace. Tous deux savent habilement ponctuer un texte en appuyant certains passages, voire certains mots, tout en adoptant un rythme plus frénétique quand la forme des lettres le requiert, c’est-à-dire quand on bascule dans l’énumération des faits saillants du quotidien. Iels arrivent même à nous faire comprendre, par de simples changements de ton, le contexte d’écriture auquel nous n’avons pas toujours accès. On ne peut donc que se réjouir que Dany Boudreault ait eu l’initiative de porter à la scène la correspondance de Camus et Casarès en s’entourant de cette équipe, ce qui nous permet de renouer avec la passion et la verve de l’une des voix les plus influentes du 20e siècle. Mais le spectacle nous laisse néanmoins une impression d’inachèvement, comme si, ne faisant pas suffisamment confiance à la puissance d’évocation du texte, on s’était senti obligé de l’enrober de détails de mise en scène superflus.

crédits photos : Hugo B. Lefort

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