Splendeurs et misères de l’Amérique

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SOIFS Matériaux, texte de Marie-Claire Blais, adapté par Denis Marleau ; mise en scène : Stéphanie Jasmin et Denis Marleau ; avec Florence Blain Mbaye, Jean-François Blanchard, Anne-Marie Cadieux, Sophie Cadieux, Lyndz Dantiste, Sébastien Dodge, Alice Dorval, Lucien Gittes, Fayolle Jean,  Fayolle Jean Jr, Yousef Kadoura, Luca Lebrun, Stephie Mazunya, Antoine Nicolas, Christiane Pasquier, Mina Petrous, Marcel Pomerlo, Dominique Quesnel, Mattis Savard-Verhoeven, Emmanuel Schwartz, Monique Spaziani ainsi que les musiciens Philippe Brault, Jérôme Minière et le Quatuor Bozzini (Isabelle Bozzini, Stéphanie Bozzini, Alissa Cheung, Clemens Merkel) ; un spectacle de UBU compagnie de création ; coproduction du Festival TransAmériques et Espace GO en partenariat avec École nationale de théâtre du Canada ; présenté à Espace GO du 31 mai au 3 juin 2019.

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Adapter Soifs, la saga de Marie-Claire Blais, a quelque chose d’un projet fou. D’une part, parce qu’elle se décline sur 10 romans écrits en 23 années (Denis Marleau se concentre surtout sur le premier, Soifs, en intégrant aussi des passages des deux derniers, Des chants pour Angel et Une réunion pour la mer) et, d’autre part, parce que l’écriture de la romancière – faite de longues phrases qui s’étendent sur plusieurs pages, sans paragraphes, et qui passe allègrement du flot de pensée d’un personnage à un autre – pose un défi d’adaptation colossal au théâtre. Il s’agit de textes déroutants, épuisants, mais dont la plongée est vertigineuse (le projet n’est pas sans rappeler celui de Krystian Lupa qui, avec Des arbres à abattre, adaptait en 2017 le roman de Thomas Bernhard, autre écriture ininterrompue qu’on associe à priori peu au théâtre).

À la démesure romanesque, donc, devait répondre celle du spectacle, qui réunit quelques 25 comédiens et musiciens sur la scène de l’Espace GO, parmi lesquels plusieurs habitués du tandem Marleau/Jasmin (Christiane Pasquier, Emmanuel Schwartz, Anne-Marie Cadieux ou Sébastien Dodge), mais aussi plusieurs nouveaux venus dans cet univers (Fayolle Jean, Marcel Pomerlo ou Monique Spaziani), incluant quatre finissants de l’École nationale du Canada (Alice Dorval, Stéphanie Mazunya, Antoine Nicolas et Mattis Savard-Verhoeven). Tous s’emparent du texte avec aisance, mais du groupe, c’est la grande Christiane Pasquier, dans le rôle de Mère, qui retient le plus l’attention. Son phrasé mélodieux s’accommode à la perfection de la syntaxe si particulière, fuyante et tourbillonnante de Marie-Claire Blais. La voir sur scène est, comme d’habitude, un moment de pur bonheur.

On embarque dans SOIFS Matériaux avec la même précaution qu’on embarque dans Soifs : lors des premières minutes, l’œuvre se laisse apprivoiser, le temps que l’on s’habitue au ton des passages narratifs (ils seront nombreux, notamment parce que les personnages passent fréquemment du « je » au « il ») et qu’on se retrouve dans la pensée toujours en mouvement des personnages. Par contre, il faut reconnaître à Marleau une adaptation d’une limpidité exemplaire : si quelqu’un pouvait se charger d’un tel projet, c’était bien lui, rompu aux écritures difficiles, passé maître dans le travail sur la matérialité des mots et la transposition scénique de textes non-théâtraux.

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Petits et grands drames

La première partie sacrifie un peu en souffle pour gagner en clarté, alors que le changement de parole d’un personnage à l’autre se fait parfois lentement, le temps de bien poser la situation. Après l’entracte, le rythme s’accélère et on retrouve le tourbillon propre à l’écriture de Marie-Claire Blais.

La pièce fait de Daniel, l’écrivain, le nœud central : le roman qu’il écrit dans la fiction devient sans ambigüité le spectacle que nous regardons, dans une finale plus explicitement proustienne que ne l’est la saga de Blais. Daniel devient le narrateur principal, ouvrant et fermant le spectacle, même si ce rôle s’efface en cours de route, pour laisser chaque personnage être narrateur de sa propre histoire, à l’image du mouvement de la parole dans le roman. Autour du couple central que forment Daniel et Mélanie se retrouvent, pour une fête qui durera trois jours et trois nuits, différents habitants d’une île des tropiques qui évoque Key West (lieu de résidence de Marie-Claire Blais depuis des années).

Pour recréer cette ambiance, Marleau et Jasmin ont imaginé un espace ouvert, représentant la maison de Daniel et Mélanie : au milieu de la scène se trouvent d’abord une passerelle et un grand écran. Ce dernier se lève pour montrer l’intérieur de la maison, grand espace blanc où se tient la fête opulente tenue à l’occasion des 10 jours de Vincent, le troisième enfant du couple – maison autour de laquelle grondent sans cesse les dangers de la rumeur incessante du monde.

Le temps est lourd et humide, ce que rend bien l’usage de la vidéo créée par Stéphanie Jasmin : bien que les images préenregistrées soient parfois trop illustratives, elles défilent du début à la fin dans un ralenti et un flou qui transmettent la pesanteur de la température et le poids du temps passé, mais donnent aussi un caractère évanescent à plusieurs situations. La vidéo ouvre aussi la porte à certaines ruptures esthétiques, notamment en ce qui concerne Renata et son mari, dont l’histoire prend parfois des airs d’esthétique kitsch et surannée, presque ironique (peut-être est-ce dû à la temporalité du récit, situé dans les années 1990).

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C’est que sous des airs de fête se jouent des petits drames intimes et des grands drames sociaux. Les tensions raciales sont au cœur de l’œuvre, jusque dans le choix que fait Marleau d’intégrer l’intrigue du terroriste suprématiste blanc tirée de Des chants pour Angel ; on y évoque aussi la crise des réfugiés ou les violences sexuelles, autant de petites et grandes violences qui peuplent le quotidien. C’est dans cette tension entre lumière et noirceur que réside toute la puissance de l’œuvre de Marie-Claire Blais, admirablement rendue à la scène.

SOIFS Matériaux est porté par la même grâce qui faisait de Lumières, lumières, lumières (en 2014) un spectacle lumineux aux accents impressionnistes qui déploie ses couches de sens tranquillement, intellectuel sans être hermétique, sensuel sans être racoleur, d’une précision remarquable.

crédits photos : Stéphanie Jasmin.

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