Six-mains

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11.06.2021

La jamais sombre, Un spectacle de Et Marianne et Simon ; Cocréation : Michel F Côté, Catherine tardif, Marc Parent ; Conception mouvement et interprétation : Catherine Tardif ; Conception lumières : Marc Parent ; Conception son et musique : Michel F Côté ; Costume et maquillage : Angelo Barsetti ; Conseil artistique : Nicolas Cantin, Marcelle Hudon. Présenté du 10 au 12 juin 2021 à l’Espace danse de l’Édifice Wilder.

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Ouvrez la porte à un lion et il est probable qu’il commence un spectacle comme celui-ci. Ouvrez-la à un deuxième, placez-les sur le même terrain de jeu, et ça pourrait donner un univers comme celui de La jamais sombre, aussi déstabilisant que poétique. Captivante, l’entrée en matière tient en haleine, il n’y a plus rien autour (pas même l’idée d’une scène) que cet objet qui gronde. On se demande même comment c’est possible de produire ce genre d’illusion seulement avec des éclairages et du son, comment c’est possible de produire carrément un univers en textures, en couleurs, en trois dimensions. Un univers s’apparentant à de la science-fiction, un cocon-planète qui bourdonne. Ou l’intérieur d’une paupière qui bat. À nous de voir, à nous d’entendre.

Impressionnisme pour clair-obscur

Avec un petit quelque chose d’intra-utérin, l’introduction de La jamais sombre accouche d’un personnage costumé à outrance. On reconnaît l’audacieux et réputé travail d’Angelo Barsetti, tout désigné pour la mission de ce projet. Les costumes servent ici à relier les éléments du trio (Marc Parent aux éclairages, Michel F Côté au son et à la musique, Catherine Tardif à la chorégraphie et à l’interprétation). Les étoffes reflètent, multiplient les éclairages, et leurs textures se froissent et accompagnent la trame sonore. Tous les accessoires sont optimisés dans ce but : produire du spectacle, l’esthétique particulière de ce spectacle.

Les univers de Parent, Côté et Tardif se conjuguent, signe éloquents de leur collaboration datant de deux décennies. Les éclairages, très inspirés, se surpassent d’inventivité : composés de plusieurs dispositifs, dont un écran de forme sphérique qui se déplace sur scène tout au long de la pièce, ils transportent dans des rêves ou dans des montagnes, dans un conte, dans des lieux abstraits, complètement inventés. Ils sont terrifiants et rassurants à la fois, étranges, fascinants. La trame sonore donne dans les claviers, l’orgue, propose différentes textures électro, des vibrations qui pulsent jusque dans les sièges. Elle est instigatrice de célébration (chanson de Grace Jones), accompagne l’éclairage blanc cuisant (tandis que la danseuse se tient, spectrale, à l’avant-scène, en blanc de la tête aux pieds) avec un rythme hard punk (chanson de Foodsoon).Une voix enfantine raconte des histoires, ou alors emprunte sa terrifiante chanson à la voix grave du révérend Harry Powell dans Night of the hunter.

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Tardif sur scène

Révélatrice d’une certaine pudeur, la gestuelle proposée par Tardif est très subtile, faite de minimalistes mouvements tendus des bras ou de recroquevillements au sol. On n’aura pas de scrupule à dissimuler le corps avec des éléments de costume : on cache même les yeux (tout le visage en fait) avec une sorte de drap, au fond de la scène. Et même s’il y a un bref dénudement, il n’est pas sans timidité. La plupart des vêtements sont des vêtements d’homme (le corps est très masculinisé), trop grands (clin d’œil à Joe?), hormis cette espèce de jupon dont la danseuse s’affuble pour caricaturer une poupée et projeter son reflet en ombres chinoises, qui (moment savoureux) se mettront à se mouvoir comme des films d’animation, par l’unique effet de la lumière derrière l’écran. Lors de ce passage, la danseuse a une forte présence. Elle est accessible au public par son regard frontal, qui donne à voir la vibrance de l’interprète, alors que, pratiquement immobile, elle pose pour les ombres chinoises.

La pudeur nous renvoie à notre curiosité, à celle que nous éprouvons pour l’autre. Dans ce trio, Tardif était la seule présence corporelle, l’accès humain : elle représentait en quelque sorte le spectacle, portait sur ses épaules une trame narrative investie par deux créateurs à caractères très forts. Il en résulte une suite d’impressions, d’hallucinations poétiques et oniriques à l’aspect plutôt cérébral, dans lequel le spectateur était appelé à connecter ses propres liens. La création de ces perceptions était franchement réussie et variée, allant de références cinématographiques à des jeux de lumières qui rappellent les films d’animations, plongeant parfois dans l’abstraction pure. Le motif de la main est celui qui revient toujours, en écho à la main négative (ou positive), imprimée sur les parois des cavernes, cette manifestation de la présence de l’humain à l’ère magdalénienne. Le trio affirme d’ailleurs que ces créations primitives sont une inspiration initiale de leur projet interdisciplinaire : l’art pariétal se produisait ainsi, à l’ombre déformante des torches, dans l’acoustique inégalée des nefs. Les arts n’avaient alors pas de frontières, ils étaient synonymes de célébration rituelle et de mouvement.

La jamais sombre remet radicalement en question les rôles dans le spectacle. Ainsi les concepteurs de son et d’éclairages ne sont pas des intervenants en tant que tel, ils sont ici carrément créateurs, instigateurs de l’élan premier.

crédits photos : Angelo Barsetti

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