Simple comme l’envol d’un oiseau

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Natalie Thibault, L’oiseau de ma mère, L’Oie de Cravan, 2017, 56 pages.

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Une vendeuse de chips aux tatouages vindicatifs; un lapin de Pâques aux prises avec un vide existentiel; Hélène Monette à court de rhum; une pluie de Perséides dans le salon. Dans L’oiseau de ma mère, nouveau recueil de poésie et de collages de Natalie Thibault, les cosmogonies s’ébrèchent et se contaminent, et de ces échanges nait une poésie étonnante.

Face aux poèmes de L’oiseau de ma mère, on se retrouve « sans trop croire et pourtant sur le qui-vive de croire » (France Daigle, La vraie vie). Il y a ce gouffre au bord duquel le quotidien se tient en équilibre; il ne suffirait que d’un coup de vent pour qu’il s’envole, ou bien serait-il promis à l’écrasement? C’est l’oiseau à l’affût sur sa branche, « Je ne tomberai pas / en bas de la falaise / encore beaucoup / d’heures et de minutes / pour saisir l’identique / chute des paysages ».

Ici, la poète se tient au seuil d’elle-même, et ses vers tracent une double trajectoire, entre l’intérieur et l’extérieur. D’abord, le mouvement atteint l’intériorité, explore le cœur, le corps, les souvenirs, la maison qui confine. « Le plus loin // aller dans mon cœur / et mettre la table ». Être en soi, c’est habiter un espace familier, mais aussi identifier un point de départ à partir duquel appréhender le monde.

Puis, plus loin, la fuite prend la forme d’une évasion, et c’est l’ailleurs et ses ciels qui sont recherchés. Les souvenirs sont grappillés entre l’enfance et les voyages, et nous emmènent en Asie, aux États-Unis, à Sainte-Adèle. L’exotisme réside non pas dans le dépaysement mais plutôt dans les petites victoires sur l’ordinaire : « Chez nous on allait jamais loin / on mangeait du macaroni chinois // c’était déjà un voyage ». Pas besoin de parcourir le globe pour trouver son bonheur; l’idée de l’aventure suffit. Sans grands éclats, la poésie de Thibault met en lumière l’intime relation qu’entretiennent rêve et désir.

À qui la faute?

L’enfance occupe une place centrale dans le recueil. La poète s’attarde à décrire les rituels et les jeux, parfois mesquins, qui rythment le quotidien. La mère apparaît dans un rôle traditionnel : elle est dans la maison et elle est la maison, les quatre murs, le noyau d’une entité sédentaire. « Dans le ventre / de chez ma mère / dans un décor / de fin du monde / j’épluche / des patates ». Rien ne saurait prévenir le désordre comme ces gestes mille fois répétés, comptines qui subliment les générations.

La réponse à la perspective d’un déséquilibre intime et familial prend la forme d’une mise à distance. Ce n’est plus la voix poétique qui agit, mais plutôt les objets et les animaux qui l’entourent, dépositaires de ses impulsions. La projection a pour effet d’émousser les défaites et les envies, comme si tout, au fond, était à prendre à la légère. « Je tourne sur le carrousel / ma valise m’a oubliée » : l’imprévu devient une excuse pour se distraire, et à la fête s’invitent « les piments oiseaux [qui] dansent dans la cuisine ».

Trois petits vers et puis s’en vont

Si vous cherchez le poème-fleuve, vous ne le trouverez pas ici. Dans L’oiseau de ma mère, l’aérien a préséance sur l’aqueux, et la forme est brève : juste le temps d’ouvrir une brèche dans le monde, de faire se rencontrer deux univers et déjà la plume se tait. L’art de Thibault tient dans ces minuscules collisions, dans ces heurts de rien du tout entre les deux plans d’une même scène. D’autres ont comparé la poésie de Thibault à celle de Patrice Desbiens pour sa simplicité, son apparente facilité à provoquer en quelques mots un retournement de situation. Il faut dire que pour les poètes qui logent à l’enseigne de l’Oie de Cravan, la lourdeur n’est jamais une option.La multiplication des fenêtres et des télévisions, tant dans la poésie que dans les collages, est éloquente : la position liminaire est assumée, elle incarne les possibles qui s’offrent au regard. La fenêtre donne à voir un autre espace, à expérimenter une autre perspective sans pour autant se compromettre; la télévision permet d’être ailleurs tout en restant chez soi. N’est-il pas révélateur qu’en langues latines (télévision) comme en allemand (Fernseher), le mot signifie « ce qui voit loin/à distance »?

Un mot encore sur les collages qui parsèment le recueil. Tout comme dans les textes, on ne retrouve rien de superflu dans ces réponses visuelles aux courts poèmes. Des hommes et des femmes d’une autre époque s’insèrent dans un environnement familier et en font exploser le cadre, ou bien le colonisent à la manière de fourmis lors d’un pique-nique. Les corps débordent ou s’accrochent au terrain difficile, sous ou surdimensionnés par rapport au contexte où ils s’insèrent. Hybrides, ils changent de tête, côtoient les animaux et explorent leur terrain de jeu avec la nonchalance de touristes à la plage. De cette conversation entre poésie attentive et collages espiègles émane une douce ironie qui donne à penser que nos petits mondes faits de souvenirs bien à soi et d’ego sont bien moins imperméables qu’on le croit.

Ce troisième recueil de Natalie Thibault est un ouvrage bien ficelé, aussi agréable à lire qu’à regarder. La poète réussit le tour de force de faire tenir en équilibre la banalité d’une enfance couleur Popsicle aux bananes et le quotidien minuscule dont on souhaiterait se dévêtir le soir venu. Comme quoi la simplicité en poésie n’a pas encore dit son dernier mot.

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