Rose blessure, rose remède

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08.10.2017

Mélanie Jannard, Calamine, l’Hexagone, 2017, 80 pages.

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Qu’arrive-t-il lorsqu’on se triture l’intimité pour « savoir comment ça marche à l’intérieur », pour mettre ses tripes au grand jour comme on vide une citrouille ? On découvre de vieilles blessures, des choses qui nous pourrissent la vie par en-dedans, d’autres qui provoquent des sourires. Aux côtés des peurs « aussi vastes qu’un chapiteau », quelque chose d’irrémédiablement cute persiste. Nous sommes faits de failles, mais aussi de peluche. Voilà le constat qui m’habite après avoir baigné dans la violence kitsch de Calamine, premier recueil de Mélanie Jannard, publié cet automne à l’Hexagone.

Ce livre déploie « une suite d’anecdotes courtes, simples, précises », pour emprunter les mots de la poète qui qualifie ainsi ses rêves. Omniprésent, un « je » dévoile son quotidien tragi-comique et expose son inaptitude, à l’image de cette petite bête, touffue et rose, infirme et un peu bricolée qu’on trouve en couverture. Succession de scènes qui dérapent, de traumas domestiques, les poèmes en prose de Calamine ajoutent une touche d’autodérision à un regard impitoyablement lucide sur soi et sur le monde d’aujourd’hui, où « la déprime a pris une tournure gospel ». On a parfois besoin de titres en anglais pour nommer ces réalités bien de notre époque (« Gag reflex », « Date rape », « Walk of shame », « Black-out ») ou encore pour qualifier cette écriture qui brille et se situe toujours à la limite, à la fois « Edgy » et « Shiny ».

Ancrée dans le réel ordinaire, avec des références aux jeux Nintendo, à Passe-Partout (pour se demander si les personnages « ont déjà fait un trip à trois »), Réseau Contact, Xavier Dolan ou encore Décore ta vie, l’écriture de Mélanie Jannard témoigne d’une certaine forme de nostalgie ironique de l’enfance et de l’adolescence. Mais si on gratte le bobo, on atteint vite un questionnement plus existentiel. La nausée d’« avoir mangé trop de Froot Loops » débouche ainsi sur une réflexion sur l’éventuelle maternité : « Oui, moi aussi, il m’arrive d’imaginer l’enfant que j’incuberais et j’ai l’impression qu’il ne serait pas beau. / Pas laid, simplement / pas beau. »

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Les textes de Calamine ont le sens de l’attaque, avec des premiers vers qui souvent frappent fort : « Quand je dis que j’ai envie de vomir, ce n’est jamais une image. » On y questionne la beauté et la laideur, ce qui fait mal et pourtant fait presque joli : « des éclats de verre qui me décorent la plante des pieds ». On y regarde la violence en face, on y parle de la peur de mourir « seule devant [s]on ordinateur » et on y évoque des corps si à vif que le simple contact avec les couvertures du lit les écorche. On y nomme très directement l’envie de se débarrasser de sa propre peau ou de se jeter en bas du pont comme on lancerait un téléphone cellulaire, de disparaître (« qu’on m’oublie cachée dans le fond du char au soleil »).

Le mal de vivre s’y montre à la fois profondément viscéral et profondément banal. C’est une évidence irrésoluble : « pourquoi je n’ai jamais l’impression d’aller bien quand rien ne va particulièrement mal ». La poésie de Mélanie Jannard parvient à opérer une rencontre entre tout ce qui nous rentre violemment dedans et quelque chose de beaucoup plus « mignon ». Cela donne un petit côté glitter à cette sempiternelle douleur – que j’ai, que j’ai… – mais surtout des images proprement dérangeantes, comme cette « poupée d’hélium qu’on promène en laisse par la ficelle du tampon ». Tension entre le trash et le rose, le bobo et le bonbon, voilà certainement une des forces de cette écriture décomplexée et pleine de paradoxes, simple et vraie.

Le « je » se moque de ses propres failles et « invite [s]es névroses à une partie de kickball ». Car ce ne sont pas ces « deux pilules qui ressemblent à un morceau de comptoir en granit » qui permettront de guérir. Il n’y a rien qui puisse soigner, sauf peut-être un traitement fantasmatique choc : « Les pompiers sonnent à ma porte pour défaire avec leur hache le nœud que j’ai dans le dos. » Alors, le véritable remède aux remords, aux malaises, aux piqûres des relations interpersonnelles et à tout ce qui mine, ce sera bien sûr la calamine. Ce liquide d’un rose étrange rappelle la couleur de la chair, comme s’il mimait nos blessures et nos irritations pour y remédier. Aux roses maux, les roses remèdes, et puisque les plaies affectent bien plus que la surface de la peau, Mélanie Jannard propose un traitement radical : « Il faut sauter du 10 mètres dans un bassin de calamine, puis ouvrir la bouche. » 

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