Rester de glace devant un négatif

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Dominick Parenteau-Lebeuf et Éléonore Goldberg, La demoiselle en blanc, Mécanique générale, 2016, 310 pages.

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En 1932, le dadaïste Raoul Hausmann est en vacances sur l’île de Sylt, dans la mer du Nord. En promenade sur une plage et équipé d’un appareil photographique, l’artiste surprend une touriste anglaise, Nevi Morrison, alors que celle-ci s’apprête à se dénuder pour se plonger dans la mer. Il la capte avec son appareil avant que celle-ci ne s’enfuisse. Dans La demoiselle en blanc, roman graphique illustré par Éléonore Goldberg et scénarisé par le dramaturge Dominick Parenteau-Lebeuf d’après sa pièce de théâtre, le résultat photographique de cette rencontre prend vie.

Peu de temps après avoir développé la pellicule sur laquelle il a capté l’image de Nevi, Raoul quitte sa maison pour ne plus jamais y revenir. La demoiselle en blanc, éprise de son créateur pour des motifs qui ne sont jamais clairement établis, se languit dans l’attente de son retour. Elle a pour seul compagnon Chada, un croquis de chat exécuté à la hâte par Raoul à l’intention de sa femme Vera Mankiewitz et qui prend vie. Les deux compagnons de fortune développent une alliance tacite de par leur haine partagée pour Vera  – sentiment qui n’est une fois de plus pas motivé d’une quelconque manière.

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Comptant les jours, l’image de Nevi se languit dans l’attente du retour de Raoul, se distrait avec son compagnon félin, nourrit des fantasmes d’assassinat à l’égard de sa rivale Vera, et observe le monde à l’extérieur de sa maison depuis le soupirail de la salle de bain. Ce point de vue lui permet de constater l’ascension du parti national-socialiste en Allemagne, qui débouchera sur les catastrophes que l’on connaît, puis elle assiste tour à tour à la montée en popularité du swing, à la construction puis au démantèlement du Mur de Berlin, aux jeux olympiques de Munich, mais également à des événements plus distants de l’Allemagne, tels que les explosions atomiques de 1945, la première Guerre du Golfe et le génocide au Rwanda.

Lorsqu’elle n’est pas occupée à observer les grands moments de l’Histoire, la demoiselle passe par une vaste gamme d’émotions : apitoiement sur son sort de projet inachevé, jalousie à l’égard de sa rivale en chair et en os, projection onirique dans une existence parallèle où la rencontre entre Nevi et Raoul aurait pris un tournant différent, accès de colère à l’égard de Chada qui culmine par sa destruction, etc. Lors de la chute du Mur, un québécois ivre entre par effraction dans sa demeure et désire tirer un cliché de ce négatif envoûtant mais au dernier instant, la demoiselle parvient à se sauver et ce n’est qu’à la veille de la destruction de sa maison qu’elle obtiendra confirmation de la mort de Raoul quelques décennies plus tôt.

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Une non-rencontre

La demoiselle en blanc est le récit d’une rencontre qui n’a jamais lieu et des sentiments associés à un désir non assouvi. La mise en image par Goldberg est réussie; l’usage relâché et ondoyant de l’encre de Chine délavée produit des nuances de gris onctueuses et génère un flou graphique qui contraste avec la précision acérée de la photographie. On est loin de la régularité du trait qui caractérise généralement la bande dessinée, et ce changement de registre donne un caractère inattendu aux images, ayant pour effet de renouveler l’attention et l’intérêt pour la portion visuelle de cette œuvre page après page.

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Sur le plan de l’écriture, Parenteau-Lebeuf exploite à merveille le champ lexical de la photographie pour offrir de belles métaphores sur la condition inachevée de son personnage principal, par exemple en commentant son développement photographique : «je suis devenue l’envers de moi-même. Ma robe, elle, est reste obstinément blanche», ou encore lorsqu’elle craint de s’exposer à la lumière du soleil : «Je ne veux pas estomper mes émotions et encore moins émousser mes contrastes!»

Malheureusement, ces belles trouvailles sont au service d’un récit ayant engendré chez moi un désengagement envers l’œuvre qui a eu pour effet d’annuler la portée de ces jolies métaphores, et de tout le reste.

Je m’explique. Le concept de suspension volontaire de l’incrédulité a été introduit en 1817 par le poète Samuel Taylor Coleridge afin d’expliquer l’adhésion à une proposition fictionnelle faisant en sorte que le récepteur d’une œuvre d’art puisse être intéressé, voire ému, par les formes ou les événements qui lui sont soumis, acceptant de considérer ce qui lui est proposé par la fiction comme appartenant à la réalité. Il est important de mettre l’emphase sur le terme «volontaire» afin de saisir dans quelle mesure la capacité à accepter une prémisse fictionnelle relève d’un choix conscient; par exemple, l’intérêt d’un lecteur pour une bande dessinée mettant en vedette Superman s’explique notamment par le fait qu’il ne rejette pas d’emblée l’existence d’une créature extraterrestre à l’apparence humaine dotée de pouvoirs extraordinaires.

La suspension volontaire de l’incrédulité peut donc être considérée comme une transaction où une offre fictionnelle est acceptée par son destinataire. Or, cette transaction n’est ni inébranlable, ni irrévocable, en ceci que pour que l’œuvre obtienne son effet, la suspension volontaire de l’incrédulité doit être maintenue par le récepteur tout au long de son expérience, et peut être rompue à tout moment.

Il s’avère que ne suis pas parvenu à suspendre mon incrédulité lors de ma lecture de La demoiselle en blanc. J’ai accepté de remettre à plus tard l’explication des motifs derrière l’attachement profond ressenti par le personnage principal envers son créateur, mais je n’ai pu m’empêcher d’être pour le moins interloqué en constatant que la créature de pellicule, apparemment contrainte à l’immobilisme lorsqu’en présence d’humains, parvenait néanmoins à se sauver lorsque des intrus pénétrant sa maison voulaient s’emparer d’elle. Mais surtout, puisque la tension narrative du récit reposait sur l’attente d’une personne en exil dont la créature affirme explicitement ne pas connaître l’emplacement, j’ai été surpris de découvrir qu’elle avait pourtant une vue apparemment imprenable sur des événements se déroulant dans des contrées éloignées. Qu’est-ce qui l’empêchait d’utiliser cette perspective omnisciente pour répondre à la question qui l’angoisse?

Je peux difficilement éprouver de la sympathie pour une personne criant famine alors qu’elle a accès à de la nourriture, faute d’une explication à la raison pour laquelle elle omet sciemment de résoudre son problème. Pour une raison similaire, j’ai été incapable d’éprouver de l’intérêt pour le destin de la demoiselle en blanc. Mon objection peut sembler triviale ou même spécieuse puisqu’exiger une telle rigueur de la part d’une œuvre de fiction peut paraître excessif. Or, je suis généralement bon public et j’aurais aimé pouvoir apprécier cette œuvre, par ailleurs bien servie dans sa forme textuelle et picturale. Il est malheureux que je n’aie pu suspendre volontairement mon incrédulité jusqu’au terme du récit, que la transaction ait achoppé, puisque cette fable explore les multiples aspects de l’attente et du désir de manière assez riche; or, la magie de cette œuvre n’a pas opéré sur moi.

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