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01.03.2020

Les enfants, Texte : Lucy Kirkwood ; Mise en scène : Marie-Hélène Gendreau ; Traduction : Maryse Warda ; Interprétation : Chantal Baril, Germain Houde et Danielle Proulx ; Décor : Marie-Renée Bourget Harvey ; Costumes : Cynthia St-Gelais ; Éclairages : Julie Basse ; Musique : Mykalle Bielinski ; Accessoires : Normand Blais ; Chorégraphie : Claude Breton-Potvin ; Assistance à la mise en scène : Caroline Boucher-Boudreau. Présenté au théâtre Jean-Duceppe du 26 février au 28 mars 2020.

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Il est difficile de parler de la pièce Les enfants de Lucy Kirkwood, mise à scène au théâtre Jean-Duceppe par Marie-Hélène Gendreau ; difficile dans la mesure où une gestion serrée de l’information nous empêche, à la fin, de bien distinguer ce qui participe de la révélation, du coup de théâtre, ou de l’anodin. Devant la tâche de décrire cette conversation de cuisine sur fond de catastrophe, brillante de simplicité, engagée et engageante, on ne voudrait rien gâcher.

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« Je croyais que t’étais morte »

En un seul tableau d’une heure quarante-cinq, la pièce étonne d’abord par la qualité de son adaptation. Présentée pour la première fois en 2016, en Grande-Bretagne, l’adaptation québécoise ne fournit que quelques bribes d’information nous permettant de la resituer culturellement – des noms, un contexte nucléaire qui ne nous appartient pas, rien de plus.

De fait, la traduction est joyeusement québécisée malgré le contexte britannique où se déroule l’action : on rencontre des sacres, des us et coutumes de nos cuisines, des tensions familiales grevant notre propre imaginaire social. Or, il convient de souligner qu’ici le geste est moins nationalisant qu’actualisant : on actualise une crise sociale et environnementale à notre contexte, permettant l’identification et, politiquement, la responsabilisation du public. Dans sa version originale, la pièce de Kirkwood s’inspirait déjà de la catastrophe de Fukushima, en 2011 : après un séisme de magnitude 9, un tsunami déferle sur le Japon, tuant des milliers de personnes et endommageant l’usine nucléaire. Depuis, des travailleurs et travailleuses doivent, au péril de leur vie et de leur santé, œuvrer à refroidir le réacteur de la centrale afin d’éviter l’explosion.

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Au début des Enfants, la catastrophe, déplacée en Grande-Bretagne, paraît récente : Adèle vit dans un chalet à quelques kilomètres de la zone d’exclusion avec son mari, Robin. Rose, une amie perdue de vue depuis plus de trente ans, les visite. « Je croyais que t’étais morte », lance Adèle au bout d’un échange nerveux qui ouvre la pièce. Cette réplique paraît révélatrice, dans la mesure où les personnages – retraités, mi-soixantaine – dévoileront un rapport distinct à l’inexorable mort qui les menace des tréfonds de l’âge d’or. « Quand t’es tout seul, y a personne pour t’enlever le steak-frites de la gueule », raisonne Rose au bout d’un échange, dont le mode de vie de célibataire endurcie contraste avec celui d’Adèle, quatre fois grand-mère, adepte de la crème solaire, de la salade et du yoga et persiflant sur ces retraités qui écument les bouteilles de vin devant la télévision jusqu’à ce que mort s’ensuive. Car la mort, dans notre joyeuse postmodernité, est une échéance toujours repoussée et repoussante : le noyau des conversations tourne autour des devoirs personnels envers sa propre longévité. « Il faut résister ! », lance Adèle, comme si la mort n’était jamais qu’un abandon à cette pulsion qui nous tire vers la tombe.

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Vivre sainement. Sereinement. Le laïus d’Adèle tient. Jusqu’à ce qu’on apprenne qu’avant la retraite, comme Robin et Rose, elle était ingénieure nucléaire.

« Y a du monde pour ça »

Le titre de la pièce est déjà lourd de responsabilité : les enfants ne sont jamais présentés sur scène, ils sont l’en creux du discours de ces baby boomers. Que doivent-ils à ceux qu’ils laissent derrière ? « À notre âge, on est juste plus capable de gérer cette marde-là », laisse tomber Adèle, justifiant l’abandon de sa maison, envasée après le passage du tsunami. Elle relativise, de même, leur responsabilité collective devant la catastrophe : « C’est une séquence de défaillances qui n’arrive qu’une fois tous les 100 millions d’années. » Comme le hasard est le plus grand romancier du monde, écrivait Balzac, la statistique positiviste est le plus grand nihilisme disponible : nul n’est jamais responsable devant la statistique, la fatalité, ce qui devait arriver arrive. La pièce travaille fort, toutefois, à mettre de l’avant les contradictions d’Adèle, qui relativise la part de responsabilité de la science et des gens de sa génération devant la catastrophe, tout en responsabilisant les individus en regard de leur propre santé et de leur propre longévité ; privatiser sa santé, dirait-on, impersonnaliser les catastrophes.

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Mise en compétition avec Adèle – compétition à multiples facettes –, Rose représente plutôt le sujet individuel en rémission, appelant à ce que les gens de sa génération acceptent leur responsabilité : « [La Centrale nucléaire], c’est nous qui l’avons construite », argumente-t-elle. « C’est quelque chose qu’on aurait pu prévoir. Qu’on aurait dû prévoir. » Robin, débonnaire, opposera, devant cette responsabilisation intolérable : « Y a du monde pour ça », c’est-à-dire pour rétablir la Centrale, pour hypothéquer leur vie, pour se sacrifier pour le bien commun. L’absurdité de la réplique fait mouche : qui, sinon les ingénieurs nucléaires, les générations ayant édifié les conditions de la catastrophe, devraient se sacrifier pour le bien de l’espèce ? Rose refuse que ce soient « les enfants ».

« On est une île »

« No man is an Island », écrivait le poète John Donne, manière de dire que nous sommes tous soumis aux lois de l’interrelation. Lorsqu’Adèle lance cela à la face de Rose, mais pour lui opposer une vertu littérale – la Grande-Bretagne est une île, elle devrait se détourner du nucléaire pour utiliser le courant des marées afin de produire son électricité –, se lit sa volonté, soulignée avec doigtée, justesse, humour, de se désolidariser de la société et de la civilisation ; n’être qu’une mère, qu’une grand-mère, maillon essentiel d’une famille atomique, ne plus penser son rôle dans un grand ensemble. La pièce de Lucy Kirwood est ainsi profondément politique – d’une manière rafraichissante, intelligente et d’une interprétation sans faille.

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crédits photos : Caroline Laberge

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