Répétitions et différends

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11.10.2022

Les Glaces, Texte : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Maryse Lapierre. Avec Anna Beaupré Moulounda, Daniel Gadouas, Marine Johnson, Valérie Laroche, Debbie Lynch-White, Christian Michaud et Olivier Normand. Musique : Chloé Lacasse. Production : Théâtre de La Manufacture et Théâtre La Bordée. Du 4 octobre au 5 novembre au théâtre La Licorne. En janvier au théâtre de la Bordée.

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L’écrivain Italo Svevo aurait raconté à plusieurs reprises n’avoir jamais mangé un aussi bon steak qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, lorsque personne ne pouvait se le permettre autour de lui /01 /01
L’anecdote est racontée par Umberto Saba dans ses Raccourcis, qui la commente ainsi : « Le bifteck de Svevo nous apprend que l’homme est encore trop enfant pour jouir d’un bien sans mettre l’accent sur le fait que d’autres en sont privés. »
. C’est un peu avec ce sentiment mêlant joie et honte du privilégié qu’on retrouve les salles bondées de Montréal, en ces jours où la pandémie laisse place à la récession. Combien de temps encore pourra-t-on s’abandonner à ce luxe de la présence (que d’autres préfèrent désigner comme « non essentiel »)?

La pièce Les Glaces met justement en scène deux Montréalais privilégiés – Vincent (Christian Michaud), professeur d’université en congé parental, et Sébastien (Olivier Normand), psychologue en démarche d’adoption – dont la petite vie idyllique se voit chamboulée par la résurgence d’un viol commis à l’adolescence. Une trame politiquement chargée et potentiellement glissante, certes, mais que Rébecca Déraspe réussit à traiter avec sensibilité et intelligence, en construisant le récit autour de plusieurs enjeux et en accordant à chaque personnage une attention qui le fait exister au-delà de son rôle strictement narratif.

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Le premier acte s’ouvre sur le rapport d’un médecin légiste récité en voix off alors que le décor minimaliste est plongé dans un brouillard littoral. La froideur clinique du lexique médico-légal laisse soudainement place à la réaction émotive et incarnée de la mère de l’agresseur : « Pas mon fils, pas mon fils, pas mon fils, pas mon fils… » Nous sommes à Rivière-du-Loup et cette mère n’est nulle autre que Noémie (Valérie Michaud), celle-là même qui, vingt-cinq ans plus tôt sur la rive du Saint-Laurent, a été victime de Vincent et Sébastien. Elle reçoit ainsi le crime commis par son fils Théo comme un retour du refoulé, regrettant amèrement ne pas avoir su dénoncer ses agresseurs et éduquer son fils sur la notion de consentement.

L’éternel retour du même

Dans Armer la rage : pour une littérature de combat, Marie-Pier Lafontaine décrit la logique traumatique engendrée par la violence contre les femmes comme « une histoire de répétition et de retour ». Le théâtre est peut-être particulièrement apte à traiter de ces enjeux puisqu’il s’agit de l’art de la répétition par excellence. C’est d’ailleurs sur ce trope que se fonde la composition dans Les Glaces, tant au niveau dramatique (répétition du viol, retour en région et réapparition des fantômes du passé) que sur le plan formel. Dans la mise en scène de Maryse Lapierre, certaines configurations scéniques reviennent avec insistance, comme celle d’un.e comédien.ne faisant face au public et dialoguant avec un.e destinataire absent.e ou endormi.e. La stratégie est particulièrement efficace lorsque Jeanne (Marine Johnson) raconte la soirée de son agression à une policière tatillonne et glaciale. Son témoignage culmine sur l’impossibilité de verbaliser la scène du viol autrement que par une énumération : « Main, peau, couverte, pied, tibias, main, gorge, souffle, souffle, souffle, silence…  /02 /02
L’ordre et le contenu de cette énumération se transforment à chaque répétition. Je cite de mémoire.
» Cette accumulation où la dissociation des parties du corps est accentuée revient comme un leitmotiv tout au long de la pièce. Elle sera scandée au microphone par les comédiennes assises en bordure de la scène, tantôt en chœur, tantôt en canon.

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Dans le numéro 183 de la revue Jeu, Sarah-Louise Pelletier-Morin rapporte la réticence de certain.es théoricien.nes face à cette tendance actuelle à amplifier la voix des interprètes. En adoptant cette posture qualifiée par l’autrice d’« essentialiste », on perdrait « l’auralité », c’est-à-dire la perception directe de la voix des comédien.nes par les spectateur.rices ou ce rapport immédiat qui fait la spécificité du théâtre. Les Glaces montre cependant que l’usage des micros peut participer à l’élaboration d’une scénographie sonore et apporter un surplus de sens à la figure de l’énumération. En effet, l’amplification de la voix intervient pour témoigner de l’indicible : de ce moment où, justement, le rapport au corps s’est vu miné à jamais. Le leitmotiv, porté par les voix venues des haut-parleurs qui se mêlent à la musique de Chloé Lacasse, arrive non seulement à évoquer la violence des scènes de viol, mais aussi à rendre la dépossession des victimes de manière particulièrement juste.

Le mouvement de la « différance »

Il serait indu, comme certains critiques l’ont fait, de limiter la pièce à son traitement « esth-éthique /03 /03
Terme que j’emprunte au philosophe de la création Paul Audi.
 » de la question du consentement, tant elle se densifie sur plusieurs strates dramatiques. Le thème du deuil, par exemple, est aussi abordé, puisque le père de Vincent (Daniel Gadouas), devenu veuf depuis six mois, doit apprendre à composer avec l’absence de l’être aimé. Sa consommation de somnifères provoque des effets comiques, tout comme ses répliques légèrement décalées. Quand Vincent lui annonce en pleine nuit qu’il a été mis à la porte de chez lui, son père réagit en homme de son temps : « Calisse…Calisse… Calisse… Veux-tu une bière? »

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L’humour naît surtout de la confrontation entre la vision urbaine et pseudo-progressiste de Vincent et le gros bon sens régional de sa sœur (Debbie Lynch-White). C’est elle qui tire les ficelles de l’intrigue, allant jusqu’à confronter de plein fouet les deux agresseurs de Noémie. Il est drôle d’entendre les deux hommes se qualifier de féministes, alors que le personnage de Lynch-White rétorque ne pas être intéressée à « castrer des pénis et les brûler avec de la sauge ». Énergique et attachante, elle fait éclater la bulle idéologique des montréalais, tout en complexifiant à maintes reprises la question des rapports homme-femme. Elle apporte de riches nuances aux idées toutes faites de son frère et montre comment ses grands principes sont trop monolithiques pour coller à la réalité des relations humaines.

Il est ainsi spécialement efficace qu’à la trajectoire morale des protagonistes corresponde un réel déplacement sur le territoire. Le paysage du Bas-Saint-Laurent, évoqué par les projections et les éclairages bleutés, justifie la métaphore des glaces. On les devine dérivant dans le courant du fleuve en plus de figurer ces affects figés à l’intérieur des êtres. Et loin de rester sur le plan des idées, elles se heurtent à un microcosme concret et vivant, celui de Rivière-du-Loup, auquel on adhère parce qu’il sonne vrai.

Cent fois, cette pièce aurait pu tomber dans le piège de la bien-pensance. Or, elle évite les écueils du didactisme en se concentrant sur la densité des êtres et de leurs histoires. La dernière scène à elle seule, aux accents résolument tragiques, vaut amplement le bifteck de Svevo. En la voyant, je me suis dit qu’elle aurait le potentiel de déclencher une grande querelle de la vraisemblance, comme au temps du Cid (oui, monsieur le Premier ministre, le théâtre est bien un service essentiel).

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crédits photos: Suzane O’Neill

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L’anecdote est racontée par Umberto Saba dans ses Raccourcis, qui la commente ainsi : « Le bifteck de Svevo nous apprend que l’homme est encore trop enfant pour jouir d’un bien sans mettre l’accent sur le fait que d’autres en sont privés. »
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L’ordre et le contenu de cette énumération se transforment à chaque répétition. Je cite de mémoire.
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Terme que j’emprunte au philosophe de la création Paul Audi.

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