Regards sur une pièce de théâtre féministe queer issue de la diversité culturelle intersectionnelle (sic)

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Habibi’s angels : Commission Impossible, Théâtre La Chapelle, co-écrit par Kalale Dalton-Lutale et Hoda Adra (conseillère à la dramaturgie, Josianne Dulong-Savignac), mise en scène par Sophie Gee, une scénographie de Lyne Paquette, produit par le Talisman Theatre. La pièce sera présentée gratuitement (avec contribution volontaire), via la plateforme numérique du théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines, le 2 décembre à 19h et le 6 décembre à 15h.

Entretien avec l’une des autrices de la pièce, Hoda Adra, poète, slammeuse, performeuse-chanteuse, artiste visuelle et dramaturge.

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En mai 2019, le Talisman Theatre proposait à deux autrices issues de la diversité culturelle d’écrire une pièce féministe sur Montréal. Quelque chose vous irrite ? Vous entendez la consigne, moins artistique que politique ? C’est exactement ce qu’ont ressenti Hoda Adra et Kalale Dalton-Lutale lorsqu’elles ont reçu l’invitation de la compagnie théâtrale, dont la mission est de réconcilier deux solitudes, francophone et anglophone, sur la scène théâtrale montréalaise. Habibi’s angels est le fruit d’un travail d’écriture bilingue, traduit par Simon Brown et Gabrielle Chapdelaine.

La voix d’Hoda, que j’ai rejointe par téléphone le 20 novembre, est joyeuse. Elle n’a pas encore pu voir la version finale d’Habibi’s angels, à cause du virus, mais elle n’est pas amère. On la sent plutôt résiliente et inspirée, portée par un projet de roman. Elle répond à mes questions avec générosité, en digressant abondamment et, qui plus est – cela mérite une mention dans l’époque actuelle –, sans langue de bois.

La jeune femme, née au Liban en 1984 et ayant étudié au lycée français en Arabie Saoudite, où sa famille s’est exilée pendant la guerre du Liban, débarque à Montréal au début des années 2000. Elle ne connaît personne, n’a pas encore dix-huit et n’a pas tout à fait conscience qu’elle s’installe dans la Belle Province : « Avant d’émigrer, on a une vision spécifique du Canada. Je ne savais pas que le Québec et le Canada, ce n’était pas exactement la même chose ». C’est durant l’enfance qu’elle développe une passion pour l’art. À cette époque, la littérature joue dans sa vie une fonction d’évasion, lui offre une sorte de transcendance : « J’enviais ce pouvoir qu’ont les écrivains d’offrir à des gens qui se sentent emprisonnées de voyager. »

La « case » de la diversité

Hoda Adra me parle de Michel Tremblay, de la polémique entourant SLÀV, de la chasse-galerie, des récits autochtones. Elle appartient à une communauté de slammeurs, elle est éveillée, et semble mieux informée de ce qui se passe ici, autant sur les scènes politique que culturelle, que bien des Québécois et Québécoises né.e.s au pays.

Elle déteste ce terme de la « diversité », une étiquette avec laquelle elle se bat depuis ses premières demandes de subvention. Si elle admet que cette case lui a offert certaines opportunités, se faire assigner à celle de la diversité a également eu un effet inhibiteur sur sa pratique artistique : « Un jour, j’ai vu une statue en bronze qui représentait une empreinte digitale géante. Je me suis dit que le jour où j’allais créer une œuvre comme celle-là, j’allais être affranchie de cette catégorie de la diversité. » À ce moment-ci de l’entrevue, j’entends sa verve s’animer. Elle m’explique qu’elle souhaiterait être reconnue comme une citoyenne, une « artiste tout court », à part entière, sans être constamment renvoyée à son statut de néo-québécoise : « Je suis une personne cosmique. Je pense à d’autres choses qu’à l’exil ou à la guerre. […] L’histoire de Montréal c’est multidimensionnel, ça entre pas dans une série de cases à cocher. »

Genèse d’Habibi’s angels

Avec Habibi’s angels, Hoda Adra se livre pour la première fois à l’écriture théâtrale. Si elle accepte l’invitation de Lyne Paquette avec beaucoup d’enthousiasme, elle m’avoue que l’écriture de la pièce n’a pas été une tâche sans embûches. Le processus d’élaboration de la pièce a pris du temps, un peu plus d’un an. Le premier défi a d’abord été de passer de l’écriture du slam, qui est monologique, à l’écriture dialogique.

Ensuite, il a fallu exercer ce passage vers le dialogue en collaborant avec une autrice qu’elle ne connaissait pas avant ce projet, Kalale Dalton-Lutale. Habibi’s angels est ainsi une création à quatre, voire six mains, puisqu’une autre dramaturge, Josianne Dulong-Savignac, s’est ajoutée au projet en cours de route. Hoda souligne également que les quatre interprètes de la pièce, dont certaines sont racisées ou s’identifient comme non-binaires, ont aussi contribué à l’écriture de la pièce, en nourrissant le texte de leur propre expérience. Les dramaturges ont d’ailleurs été confrontées à différentes critiques de la part de l’équipe de création, ce qui les a engagées dans une véritable réflexion sur leur responsabilité par rapport à ce qu’on décide d’écrire et de montrer quant aux traumas quotidiens et ancestraux vécus par les personnes racisées : « Il y a certaines choses que Kalale ne portent pas en elle, et réciproquement, il y a certaines références qui lui appartiennent et que je ne porte pas en moi. Le système qui prône la « diversité » ne comprend pas que cette case ne garantit pas une rencontre de nos vécus respectifs. D’où notre prise de liberté dans l’usage de la satire et les clichés. En vrai, c’est grâce à notre conscience de notre intersectionnalité qu’on a réussi collaborer et être critique », remarque Hoda.

Mais la plus grande difficulté qui s’est présentée aux autrices se rencontre ailleurs, soit dans la dimension de la « commande ». Une contrainte qui s’est, in fine, révélée créatrice, puisque c’est elle qui aura donné le ton et le motif dramatique à la pièce, par le jeu de mise en abîme qu’elle met en place.

Mise en abîme

Les premières idées que les autrices ont couchées sur papier leur paraissaient artificielles au point où elles ont choisi de mettre de côté les personnages, afin de se consacrer à l’écriture d’une pièce sur l’inconfort lié à la « commande artistique » : « La compagnie théâtrale nous demandait d’écrire sur la Loi 21, sur le hijab. On nous demandait d’ajouter une référence sur le féminisme première vague, sur le féminisme deuxième vague, sur l’intersectionnalité… On avait presque une liste à cocher. […] Alors, j’ai commencé à écrire juste des voix à côté, pas pour des corps ni pour des identités. C’est devenu les angels, ceux qui ne veulent pas jouer les identités ».

« L’action débute alors que deux artistes non-binaires et appartenant à des « minorités visibles », sont mandatées pour écrire une pièce bilingue qui doit aborder les thèmes que sont le Québec, le féminisme, l’histoire des femmes, l’amour et l’immigration…rien de moins ! La première autrice se rebelle: « Je préfère mourir plutôt que d’écrire le spectacle féministe multiculturel. […] J’ai l’impression de nourrir un monstre. » La seconde répond :  » Je ne me réveille pas le matin en me disant: Oh que je suis diverse !! […] Faisons éclater ces catégories ». Il n’en faut pas plus pour que le chaos intersectionnel s’empare de leurs plumes ! »

Le titre de la pièce annonce déjà la satire. Les autrices voulaient ainsi faire un clin d’œil au « cliché arabe », perpétué par les occidentaux qui utilisent un mot comme « habibi » pour exotiser tout et n’importe quoi. « Et pourquoi commission impossible? », je lui demande : « Parce que, soutient Hoda, je ne voulais pas m’autoexotiser, prostituer ma position. […] On nous tend une perche. J’ai beaucoup de gratitude envers cette perche. Mais l’opportunité est teintée du regard de tout un système qui attend quelque chose de toi ».

Hoda Adra admet que les institutions et les programmes, qui offrent des subventions aux artistes, sont guidées par de bonnes intentions. Elle est d’ailleurs reconnaissante envers le Talisman Theatre qui veut faire plus de place aux artistes non-Blancs, aux artistes néo-Québécois, aux queers, aux femmes, etc. Mais elle est néanmoins très critique à l’égard du tokénisme dans le milieu culturel, qui entrave la liberté du processus créateur.

Je l’interroge : « Comment faire les choses différemment pour éviter ce type de tokénisme ? Qu’est-ce que tu proposes ? » Elle tente une vraie réponse, plutôt convaincante : « Je n’aime pas qu’on réduise l’identité de quelqu’un pour répondre à une soif de consommation d’histoires exotiques. […]. Les catégories privent les gens qui ne sont pas issus de la diversité culturelle d’une richesse et cela nous sépare. […] Pour moi, il s’agit de connecter ensemble des choses qu’on ne m’a pas imposées. J’aime quand ça vient du subconscient. L’art doit faire rêver, doit proposer de nouvelles façons de voir, de concevoir le monde, d’entrer en relation ensemble. Mais pour ça, il faut être à égalité, en face à face. » Il s’agit, selon elle, de faire dialoguer les traumas des peuples venus d’ailleurs, mais aussi ceux des Québécois et des peuples autochtones : « On a tous nos traumas. Les Québécois avec l’église catholique, les peuples autochtones qui ne peuvent toujours pas circuler librement, les gens d’ailleurs qui ont connu la guerre. » Loin de la polarisation, le ton d’Hoda n’est pas accusateur. Elle semble réellement animée par le désir de comprendre les récits des différentes communautés québécoises : « Peut-être qu’on a peur de donner la place aux gens venus d’ailleurs parce qu’on craint que cela vienne effacer la jeune culture québécoise. Je viens d’une culture millénaire – mamelouk, phénicienne, byzantine. Je ne pense pas que les Québécois s’identifient aux Romains ! (rires) Au Liban, les gens remplacent de plus en plus l’arabe par l’anglais, alors je comprends le besoin des Québécois de défendre leur langue et leur culture, mais il ne faut pas oublier que celle-ci s’est construite sur une culture autochtone qui existait bien avant elle. Et chez l’immigrant qui prend conscience qu’il compte comme une couche de plus, ça provoque une crise, puisque souvent, il a lui-même quitté ou perdu sa terre. »

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Nous parlons depuis près d’une heure et je réalise que je n’ai toujours aucune idée du muthos, de l’intrigue, d’Habibi’s angels. « Qu’est-ce que ça raconte, cette pièce? », je demande, décidée à aller droit au but avant de raccrocher : « C’est l’histoire d’un gang composé de quatre femmes qui reçoivent l’ordre d’écrire une pièce de théâtre par une entité appelée Habibi, qui intervient toujours dans le processus de création. Ensuite, ça devient une saga… » L’intrigue, qui se poursuit dans un canoë volant et multiplie les références au Big Data, propose une version alternative de l’histoire de Montréal : « Voici comment l’ailleurs voit l’histoire d’ici. »

 « C’est une pièce méta-théâtrale », résume-t-elle, enfin. Je réalise aussitôt que, sans m’en rendre compte, nous avons bel et bien parlé de la pièce tout au long de l’entrevue. Car le spectacle en vient à poser cette même question qui a nourri nos échanges : comment mettre de l’avant des récits alternatifs sur Montréal, sans pour autant que l’art devienne de la peinture à numéro ?

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