Réfugié écologique

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08.01.2018

Jean Bédard, Journal d’un réfugié de campagne, Leméac, 2017, 145 p.

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Quitter la frénésie citadine et fuir l’empressement décérébré de nos modes de vie vouées à la sacro-sainte croissance économique n’est pas une mince affaire. N’avons nous pas tous, à divers degrés, en prenant conscience de l’absurdité de cet état de fait, envisagé de sauter de ce train affolé qui fonce vers l’avenir ?

Soyons francs, peu d’entre nous avons réalisé notre souhait, embrigadés que nous sommes,  aspirés par ce marché des satisfactions immédiates, ce capharnaüm à sensations enivrantes qui flatte le consommateur infantile en nous. Jean Bédard nous propose, quant à lui, le journal d’un homme qui a réussi à s’émanciper d’une certaine idée de la société qui renie l’écologie sans nous cacher qu’il s’agit de troquer des ennuis urbains pour des préoccupations campagnardes.

Philosophe, écrivain, professeur à la faculté de travail social de l’université de Rimouski, cet auteur a pris en 2004 la décision d’acheter avec sa femme une ferme à l’abandon au Bic, pour en faire une oasis écologique. Tous deux, et avec l’aide d’une cohorte de jeunes intéressés par ce mode de vie, ont bâti un lieu d’autosuffisance où la nature et ses cycles a repris son ascendant sur les leurs.

Ce domaine, ils le nommeront SageTerre. Jean Bédard et Marie-Hélène Langlais ne se sont pas contentés de s’éloigner de la métropole. Ils ont voulu aussi offrir une terre d’accueil pour tous ceux qui comptent se ressourcer, méditer, aider aux travaux de la ferme tout en menant à bien un projet qui correspond aux valeurs écologiques qu’ils prônent.

Vivre avec la nature et non contre elle

Dans Journal d’un réfugié de campagne, Jean Bédard évoque une année de sa vie tout à la fois contemplative et exténuante à SageTerre. Loin d’être un gentleman farmer, il a compris bien vite que vivre des produits de la terre et s’occuper des animaux, qu’il héberge tout autant pour leur viande que pour le plaisir de leur compagnie, comportait un lot de responsabilités astreignantes. C’est avec une résignation amusée et parfois quelques élans de frustrations qu’il nous présente son quotidien. Ce qui ne l’empêche pas de nous servir, tout du long de ce livre pétillant d’intelligence, d’enrichissantes réflexions contemplatives, que l’on pourrait rapprocher de prières philosophico-scientifiques célébrant la beauté intrinsèque et mystérieuse de la nature.

Fasciné par la pensée des grands humanistes chrétiens du Moyen-Âge, romancier s’étant immergé dans la vie de Marguerite Porète, Maître Eckart, Coménius et Nicolas de Cue, ces professeurs d’espérance, Jean Bédard fait partie des intellectuels de la dissidence, ces objecteurs de l’inconscience qui, à l’instar de Léandre Bergeron, Serge Mongeau ou Victor-Lévy Beaulieu, ont décidé de laisser de côté les diktats de nos sociétés globalisées. Dans ses dernières fictions, l’auteur s’est d’ailleurs attelé à rendre hommage aux cultures autochtones, plus respectueuses de la nature, avec une poésie à la fois rêche et musicale, entre Giono et Yves Thériault. Proche du conte (il s’agit de chants), ses trois ouvrages de fiction charroient d’ailleurs assez d’informations pour constituer un témoignage historique qui fait mouche : Le chant de la terre innue, Le chant de la terre blanche, Le dernier chant des premiers peuples.

La beauté nécessaire au désir de durer

La beauté est un travail de tous les instants, une lutte pour la durée. Dans son journal, l’écrivain nous fait prendre conscience des incessants ajustements que la nature lui impose, tout aussi bien pour venir à bout des criocères, ces insectes qui ruinent ses asperges, qu’afin de réaliser l’extrême complexité des échanges d’informations et d’énergie qui aboutissent à la création d’une simple carotte.

Pragmatique, il écrit : «La beauté est aussi essentielle à la vie que les pommes de terre et les légumineuses». Mais il précise : «Oui, la beauté est vraiment une nécessité de la morale, et surtout une nécessité pour garder le moral».

Plusieurs entrées de son journal sont consacrées à cette beauté qui définit le goût de vivre, celle que l’on trouve toujours en s’attardant généreusement à ce qui nous entoure, celle qui est toujours là, mais que l’on refuse de voir, aveugles que nous sommes aux merveilles de la biologie, à l’ordonnancement chaotique des particules subatomiques, au plus petit dénominateur commun, que ce soit la ligne d’un paysage, dessinée par l’érosion ou le rôle de l’énergie solaire.

Brandissant la science tel un révélateur à miracles, un baromètre à étonnements, Jean Bédard nous prend par la main et s’attarde devant toutes les créatures vivantes qui partagent son espace de vie, en passant alternativement des plantes qui l’entourent à ses animaux.

Tout en inspectant son pommier fleuri, il profite de l’occasion pour nous parler du temps de Planck, c’est-à-dire de la plus petite unité temporelle durant laquelle le temps et l’espace existent, soit une seconde divisée par 10-43. Le philosophe nous invite ici à imaginer la disparition théorique de la beauté, l’inexistence potentielle de son arbre durant ce laps de temps où la réalité ne serait plus visible. À un autre moment, il évoque l’herbe qui pullule sur son terrain, pour nous rappeler que sans ce vert bénéfique, sans la capacité des plantes à transformer le gaz carbonique en oxygène, nous ne serions pas là. En nourrissant ses chèvres, il remarque le plaisir de ses ruminants, leur bonheur gustatif qu’il rapproche du nôtre, évoquant qu’il existe «12 000 espèces de graminées, au moins 250 espèces de trèfles, 225 espèces de vesces, des fleurs sauvages pour tous les goûts…» et que la langue experte de ses bêtes à corne recherche les verdures les plus savoureuses parmi la gerbe qu’il leur offre.

Véritable célébration de la vie écologique (ce que l’auteur définit comme «simplement penser dans la vie, plutôt que de penser à la vie ou à la mort comme à des étrangers, des objets de connaissance, des pierres d’achoppement»), Journal d’un réfugié de campagne est en quelque sorte un manuel d’introduction pratique au grand essai de Bédard, L’écologie de la conscience, publié chez Liber en 2013.

Penseur d’aujourd’hui, humaniste fervent, ce philosophe écrivain est indéniablement un amoureux de la nature, un rêveur insatiable. Il réussit à nous transmettre sa passion d’éveilleur de conscience, parfois mélancolique, avec une détresse douce et un aplomb intellectuel qui portent.

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