Rapailler : archives de la perte

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18.01.2022

Suspension, Jennifer Alleyn, du 9 décembre 2021 au 30 janvier 2022 à la Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal.

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Quand j’ai eu terminé, on discernait bien la somme que cela représentait,
tous ces liens tissés,ces personnes rencontrées, le territoire parcouru,
les indices reliés par un fil de couleur comme une constellation.

Sophie Létourneau, Chasse à l’homme, 2020

Il y a trois ans, dans le sillage d’une blessure amoureuse causée par le départ de l’homme avec qui elle partageait sa vie, Jennifer Alleyn proposait dans son film Impetus une exploration des thèmes de l’art et de la perte. Envisagé à partir de nouvelles formes d’expression, c’est cet événement marquant qui a également servi de point de départ à l’exposition Suspension, ramification d’un même élan créatif et d’un même questionnement. Depuis L’atelier de mon père (2008), où elle arpente les espaces désertés par l’artiste que fut celui-ci, la perte et l’absence sont en quelque sorte des clés de voûte de l’univers artistique construit par Jennifer Alleyn ces dernières années.

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Présentée à la maison de la culture du Plateau-Mont-Royal après un passage en Suisse en 2016, Suspension est une installation artistique intégrant différents médiums et « mettant en scène le temps suspendu », celui de la transition et de la résilience qui naît de nos grands bouleversements intimes. « La Mue », une base en bois figurant un lit et recouverte d’une grande courtepointe de mots couchés sur le papier et patiemment cousus, rapiécés, reliés, constitue la pièce maîtresse de cette exposition,. Un lit à lire donc, « presque un livre ouvert », ainsi que le formule Jennifer Alleyn lors de l’un de nos échanges à propos de l’œuvre. Les visiteurs et visiteuses inventent leur propre parcours à travers ces mots qui expriment tour à tour la colère, la solitude, le doute, la constatation ou l’appel lancé dans le vide. L’artiste utilise un langage nu, sans coquetterie, mais avec lequel elle a tenté d’exprimer l’impossibilité de dire, « bataille, toujours recommencée, entre le désir et le dit. »

Mémoire de la perte

Objet inséparable d’une tradition artisanale maintes fois réinventée, la courtepointe est symbole par excellence d’un travail lent et patient, à l’instar de celui du deuil. Historiquement, elle fait partie de l’attirail de la mariée qui quitte la maison de ses parents pour un nouveau foyer. L’installation suggère ainsi un tragique renversement, en opposant à cette union pleine de promesses le délabrement laissé par le départ de l’autre : « le lit où vous rigoliez et chuchotiez et rêviez dans les bras l’un de l’autre est devenu lit de solitude et d’insomnie où bruissent, résonnent et ricochent les mots inutiles et dérisoires, têtus pourtant /01 /01
Nancy Huston, dans un texte présentant l’exposition.
. » Après la certitude lumineuse d’une « vie à deux », il ne reste plus que l’écartèlement de « deux vies parallèles », c’est-à-dire qui ne se touchent plus, mais qui ne cessent de renvoyer l’une à l’autre. L’expression reprend tel quel le titre des Vies parallèles de Plutarque par Amyot, un « objet trouvé » par hasard par l’artiste et intégré à son processus créatif. Dans la fulgurance absolue de l’absence, presque tout peut devenir un signe qui pointe vers l’être perdu, vers notre propre douleur. Un récit de solitude ou encore un article de journal titré « Une lente agonie » deviennent ainsi les oriflammes de notre sémiotique personnelle.

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« La Mue », par l’assemblage et la couture, par la consignation des pensées et des écrits jaillis dans le sillage de la perte de l’homme aimé, devient la mémoire d’une expérience vécue. Le fouillis des papiers qui ont entouré l’artiste au quotidien, réorganisé, est investi d’un sens nouveau. Des enveloppes de banque, des partitions de Bach, un formulaire, une carte routière, un calendrier ont été détournés de leur fonction pour se faire archives improbables. Ils témoignent d’une lente évolution dont la linéarité reste cachée, brouillée, et où cohabitent la détresse – « mon corps crie hurle » – et l’effort de guérison, incarné par exemple dans une tout petite liste de chose à faire : « Relire Pessoa. Me faire couper les cheveux. »

Faire peau neuve

L’œuvre qui donne son titre à l’exposition, « Suspension », montre une aiguille de couture à moitié enfoncée dans un grand morceau de carton blanc flottant dans l’espace. Est-ce un drapeau blanc, ou une question lancée à soi-même, comme celle (« accepter ? ») que l’artiste a glissé dans sa courtepointe ?

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Il aura fallu le travail du temps et des mots, il aura fallu tout dire, tout formuler dans un dialogue imaginaire adressé à cet autre absent. Sur un ordinateur intégré à l’exposition, des courriels qui ne seront sans doute jamais envoyés se composent, s’effacent et se recomposent. Le principe est repris dans un monticule où s’empilent des lettres imprimées et chiffonnées, qui donnent à lire aveux, reproches, explications ou retours en arrière qui sont l’occasion de formuler un récit subjectif de l’union amoureuse : « J’ai reçu cette relation comme une compensation. Une réparation. » L’exposition met en scène la manière dont la parole, en dehors de tout échange véritable, puisque ce dernier reste probablement à l’état de fantasme, peut tout de même être une force agissante – qui agit sur soi, qui fait cheminer.

Si on le regarde assez longtemps, le lit de Jennifer Alleyn, d’un coup, ondule sous nos yeux, s’ébroue comme une bête, ainsi que le note Nancy Huston dans son magnifique texte introduisant l’installation. Comme dans Impetus, l’artiste indique que le temps de la suspension, de l’inertie ou de la remise en question, est aussi celui de la transformation, le temps de « la mue », où l’on fait peau neuve. Cette transformation s’accomplit par l’art, un art patient et introspectif, qui se construit à partir des éléments éparpillés de nos existences. En ce sens, les parallèles sont nombreux entre les explorations menées par Alleyn lorsqu’elle s’intéresse à différents médiums : « ici, comme en montage, je retrouve les gestes de l’écriture cinématographique, en collant des morceaux, en recollant des fragments pour tenter de redonner un sens au chaos. Dompter le désordre /02 /02
Propos provenant d’un échange écrit avec l’artiste.
. » Elle serait ainsi de ceux et celles qui pensent, comme Hugo Latulippe (Pour nous libérer les rivières. Plaidoyer en faveur de l’art dans nos vies, 2019), que l’art est « une occasion de rapailler les ficelles de nos vies tumultueuses en un canevas cohérent. »

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Jennifer Alleyn sera présente à l’exposition les 23, 29 et 30 janiver de 13h à 17h.

crédits photos : Jennifer Alleyn, Jean-Michel Seminaro

 

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Nancy Huston, dans un texte présentant l’exposition.
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Propos provenant d’un échange écrit avec l’artiste.

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