Que peut la littérature contemporaine sur le monde?

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05.04.2018

Robert Dion, Des fictions sans fiction ou le partage du réel, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018, 219 p.

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Après avoir participé à deux ouvrages phares dans le domaine des écritures référentielles (Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, 2007 et Écrire l’écrivain, 2010), Robert Dion poursuit ici en solo ses recherches dans le domaine qui, considérant la production littéraire biographique des dernières années, garde encore toute sa pertinence. À travers un corpus contemporain plus ou moins varié ─ parce que même s’il comprend à la fois des auteurs d’Allemagne, de France et du Québec, il ne s’attarde en revanche qu’à une seule femme ─, Dion circonscrit son étude aux écritures de l’Autre. Ce qui l’intéresse : l’introduction de référents réels (sous la forme privilégiée de noms propres) dans les récits fictionnels sur l’Autre, c’est-à-dire ceux qui ne relèvent ni de l’autofiction ni de l’autobiographique.

Ces « fictions du réel » se présentent sous des formes variées, souvent hybrides, allant de la biographie à l’histoire en passant par le fait divers. Tour à tour, sont donc étudiés Les Émigrants (1992) de W.G. Sebald, Jan Karski (2009) de Yannick Haenel, La Constellation du lynx (2010) de Louis Hamelin, Poupée de Kokoshka (2010) et Forêt contraire (2014) d’Hélène Frédérick, le film documentaire Le cœur d’Auschwitz (2010) et le roman Artéfact (2012) de Carl Leblanc, la trilogie 1984 (2016) d’Éric Plamondon, puis enfin Claustria (2012) de Régis Jauffret. L’ouvrage se termine sur une revue historique de la collection « L’un et l’Autre » (1989‑2013) chez Gallimard.

Parti pris pragmatique

D’entrée de jeu, Dion souligne son intention de ne pas revenir sur le débat entre les tenants de la référentialité, d’une part, et ceux du panfictionnalisme, d’autre part. Il  préfère se concentrer sur le double statut des énoncés aux référents « réels » introduits dans la fiction et les problèmes d’interprétation qui en découlent, afin de cerner les nouvelles modalités d’un réalisme contemporain. Et puisque les romans de types biographiques ne sont pas exactement nouveaux, Dion veut montrer comment la production contemporaine s’empare du discours référentiel et envisage de nouvelles manières pour problématiser l’idée même du « réel », alors que les comparaisons historiques demeurent en arrière-plan. Il dit également vouloir porter une attention particulière à la manière dont les écrivain.e.s placent la frontière entre la fiction et le réel et comment ils et elles se positionnent par rapport à elle.

Toutefois, malgré sa volonté de neutralité, ces objectifs ─ parce qu’ils se positionnent du côté de la réception et du contexte d’énonciation ─ ancrent solidement l’ouvrage du côté de la thèse référentielle, quant à elle héritière de la linguistique pragmatique américaine. L’objet d’étude principal de l’ouvrage, soit les noms de personnes réelles, correspond exactement à la première des deux catégories d’énoncés référentiels microscopiques de Searle (toponymie, noms de personnes ou d’événements). En ce sens, que ce soit à travers des études plus biographiques ou d’autres qui se concentrent sur des événements historiques, Dion n’hésite pas à faire le pont entre la personne « réelle » et le personnage fictif, allant jusqu’à désigner le narrateur pourtant anonyme du roman de Sebald par le nom de l’auteur.

Toutes les études centrées sur des œuvres cernant de près ou de loin les événements de la Seconde Guerre mondiale concluent en passant outre la question de la référentialité/fictionnalité. Ils sont davantage étudiés en fonction des métadiscours portant sur la mémoire et les enjeux éthiques liés à ses méthodes de transmission, soit la récolte de témoignages (Sebald), l’incarnation du témoin (Haenel) ou encore par une importante réflexion sur la part de fiction dans ce qui nous est parvenu de cette époque (Leblanc).

Un réel insaisissable

De l’autre côté de l’opposition entre fiction et référence, Dion effleure à maintes reprises le concept de réalité, mais sans jamais s’y attaquer de front. Il multiplie ainsi les références à un réel insaisissable, que ce soit par la mention du postmodernisme de Lyotard ou par le constat lacanien d’un réel impossible, mais s’en tient vraisemblablement là : « Et qu’importe si désormais on sait que le réel brut est inaccessible à toute mimèsis : on ne s’en détourne plus pour autant, […] on tente bien davantage de le saisir de biais, en rusant avec lui. » En ce sens, les études que Dion propose les romans d’Hamelin et Plamondon se terminent sur des constats similaires. Le flou entourant les événements de la Crise d’Octobre, qui a incité Hamelin à user du roman à clé archivistique, mène Dion à postuler une part de fictif dans les discours historiques et politiques pourtant reconnus comme référentiels. De manière similaire, la mise en scène, chez Plamondon, de vies biographiques pourtant disparates au sein d’une forme fragmentée et en apparence éclatée, amène Dion à statuer sur la nature de nos vies « multiples, parcellarisées et compartimentées, irracontables autrement que comme une somme de moments d’éclats ». C’est aussi la conclusion du chapitre sur Claustria de Régis Jauffret qui, contrairement aux autres romans analysés, ne bénéficie pas de la bénédiction de Dion quant à la réussite de son entreprise. En effet, son analyse rend compte à la fois des problèmes génériques et éthiques l’entourant pour lui disputer des intentions totalisantes caduques en régime postmoderne.

En somme, l’ouvrage relève d’un travail bibliographique des plus impressionnants. Le chapitre sur les publications de la collection « L’Un et l’Autre » en est la preuve la plus manifeste. Et s’il est clair que l’auteur maitrise son corpus (en constante progression aujourd’hui) via de multiples mentions, comparaisons et références, la construction même de l’ouvrage en une superposition d’analyses variées, certes pertinentes, empêche un propos généralisant d’émerger. En effet, l’ouvrage ne se présente pas comme une référence théorique en la matière. Plus encore, ces analyses, même si elles ont l’avantage de s’arrimer clairement au champ des études référentielles, ne fournissent pas systématiquement de clés de lecture novatrices. On pense, entre autres, aux études sur 1984 et La constellation du lynx qui, au final, reconduisent à leur façon les analyses déjà consensuelles entourant les deux romans : celles qui postulent l’impossibilité de reconstruire l’Histoire ou notre réalité contemporaine, ce qui a également pour effet de relancer cet encombrant constat de l’insaisissable littérature contemporaine.

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