Puissantes femmes de scène

confession-publique-angelique-willie-cloe-pluquet-scaled_1
06.05.2022

Confession publique. Idéation, mise en scène et chorégraphie : Mélanie Demers ; Interprétation : Angélique Willkie avec la participation d’Anne-Marie Jourdenais ; Dramaturgie : Angélique Willkie ; Répétitions : Anne-Marie Jourdenais ; Musique originale : Frannie Holder ; Musique additionnelle : extrait de The Fairy Queen, de Henry Purcell, chanté par Angélique Willkie ; Scénographie : Odile Gamache ; Lumière : Claire Seyller ; Costumes : Elen Ewing. Donné à l’Espace le vrai monde, Montréal, le 28 avril et repris au FTA, du 4 au 9 juin, au Théâtre Prospero.

///

Comment Mélanie Demers fait-elle effraction, en tant que femme, chorégraphe et metteure en scène, à travers plusieurs voix fondues en un seul corps, dans le réel physique, social et artistique du théâtre ? Qui fait irruption, et qu’est-ce qui surgit ?

Dans Confession publique, ces questions s’adressent au corps d’Angélique Willkie, et non à un énoncé théâtral, qui n’est pas, comme le titre pourrait le laisser penser, l’aveu d’une faute morale. Ce solo prend sa source dans un dialogue intime de plus d’une année. À l’heure du jeu et de la mise en scène, Willkie est prête à donner une performance d’une richesse inouïe.

Dans cette distance réflexive, elles se font dramaturges. Willkie n’est-elle pas redevable de cette fonction à Alain Platel, lui qui a entraîné ses interprètes à interroger l’œuvre en train de se construire, à motiver les choix qui lui donneront justesse et sens ? « Dans cette phase de ma recherche [doctorale], expliquera Willkie après le spectacle, ce qui est en jeu n’est pas seulement ma dramaturgie, mais aussi celle de Mélanie [Demers] et d’Anne-Marie [Jourdenais]. On apporte toutes quelque chose au processus de création. »

Exposition, dévoration

Un solo décapant de batterie ouvre la pièce. S’ensuit la litanie d’un anaphorique « Once upon a time there was a little girl named Ange… » : à l’évocation de la famille, du milieu social, on entre dans les souvenirs de jeunesse, scènes croquées où le temps se franchit aussi vite que la mémoire.

confession-publique-angelique-willkie-mayday-cloe-pluquet-hd-1-scaled-1

Quelques pauses auront suffi à évoquer le parcours d’une carrière jusqu’à ce corps présent, assumé tel que les ans l’ont forgé et doté d’un vaste registre de jeu : debout sur son piédestal, puis allongée sur une table, Willkie expose sa nudité. Sculpturale chair orangée, statufiée mais vivante, creusée par la respiration et tordue par la chorégraphe (au tour de main qui rappelle Camille Claudel), la performeuse donne au public tout le temps nécessaire pour la dévorer des yeux.

On ressent les multiples transformations de son corps : la folie, la vieillesse, la maladie, l’alcoolisme peut-être, la perte de mémoire, l’égarement des vieux laissés pour compte dans la solitude ou les mouroirs publics. La scène où Willkie crie, s’époumone et s’épuise en gémissements et grognements est magnifique : «  My socks are too small… Is anybody listening to me ? Come and see me! » Le théâtre et la danse s’unissent dans la confession publique, dévoilant les peurs, les angoisses, les choses vues de la déshérence et des secrets intimes.

Cette puissante beauté nous est donnée à contempler dans l’étrangeté de l’âge. Une musique atmosphérique accompagne la performeuse nue, qui habite son histoire : Ange respire, raconte, Angélique chante et donne même l’écho de sa voix en ventriloque. Le thème du dédoublement est omniprésent : déshabillée, rhabillée à moitié comme une poupée, elle s’invente, s’interprète, se prête à toutes les fictions. La poésie de ce corps présent s’élève dans un bouquet de sons et de mots.

Puiser sans épuiser la réalité de l’expérience

Le public est invité à se glisser à côté de l’interprète sans être envahi par son histoire personnelle. L’autofiction estompe ainsi les frontières de l’ego, sans que l’expérience ne perde sa force : l’eau d’un sceau renversée sur l’héroïne silencieuse, victime d’un homme à moustache, symbolise assez bien l’action lustrale de la solidarité féminine. Un personnage secondaire muet l’incarne : il s’agit peut-être d’un enfant ou bien d’une jeune personne attentive à dispenser soin, douceur et réconfort. 

Un air de blues s’élève vers la fin, prière que scande le jeu de la batterie, comme au début de la pièce : « If love is a sweet passion, why does it torment ? Oh, tell me when comes my content? » La partition de ce refrain sonne juste, et Willkie livre ici une explosion ultime de sa réverbérante émotion.

01-angelique-willkie-kevin-calixte_0

Ce féminin assumé, profond et intemporel, a sa place dans l’œuvre de Demers, qui prouve la force créatrice des femmes, de La Goddam Voie lactée à Icône pop, en passant par Cabaret noir, consacré aux préjugés racistes. Les coups martelent de rythme l’espace psychique et physique comme une sommation à franchir les questions de genre, les limites sociales, à abolir les soumissions et les conditionnements inconscients. L’intersectionnalité se déploie dans le solo et dans le transfert de ces femmes entre elles.

Portrait à quatre mains

Ce qui parle au public, c’est « l’urgence-là, une capacité d’improviser, de ne pas se figer à une forme, d’être dans une certaine fluidité », écrit Willkie dans le livret de Cabaret noir. La fluidité à laquelle elle pense est avant tout une complicité humaine : ces collaboratrices ne sont-elles pas à la fois performeuses et amies ? On peut toujours aller plus loin en soi et vers autrui. À l’heure où se posent de façon si aiguë les questions de genre, où l’image de chacun·e est socialement contextualisée, où il importe de faire cesser les soumissions – sont-elles seulement féminines ? –  face au machisme historique et aux conditionnements inconscients, il est urgent, en effet, de présenter ainsi une grande palette de nuances.

La confession est habituellement suivie d’un pardon. Ici, le désastre est plus grand que le réquisitoire. À combattre le refoulé, l’interdit, le négligé, le décrié, Willkie donne à sa personnalité scénique une immense enveloppe corporelle dans laquelle nous inclure.

crédits photos : Kevin Calixte, Cloé Pluquet

Articles connexes

Voir plus d’articles