Poudrer le cadavre

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08.02.2017

Manifeste de la Jeune-Fille, une coproduction Espace GO et L’activité; texte et mise en scène : Olivier Choinière; avec Marc Beaupré, Stéphane Crête, Maude Guérin, Emmanuelle Lussier-Martinez, Joanie Martel, Monique Miller et Gilles Renaud; présenté au Théâtre Espace Go, du 24 janvier au 18 février 2017.
Olivier Choinière, Manifeste de la Jeune-Fille, Montréal, Atelier 10, coll. Pièces, 2016, 129 pages.

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Ainsi la fausse expressivité du slogan constitue le nec plus ultra
de la nouvelle langue technique qui remplace le discours humaniste.
Elle symbolise la vie linguistique du futur, c’est-à-dire d’un monde inexpressif,
sans particularismes ni diversités de cultures,
un monde parfaitement normalisé et acculturé
[…] un monde de mort.
–Pier Paolo Pasolini, « Analyse linguistique d’un slogan », Écrits corsaires, 1973

C’est une blague dite absurde
et elle n’est pas particulièrement drôle.

–Olivier Choinière, Manifeste de la Jeune-Fille

J’espère que ça va valoir cinquante piastres,
parce que la dernière fois, c’était mauvais.

–Spectatrice/utilisatrice-payeuse, rangée M, Théâtre Espace Go

Considéré sous l’angle du marketing à l’ère des réseaux sociaux, Pier Paolo Pasolini a tort lorsqu’il écrit, dans son essai Analyse linguistique d’un slogan: « Les canons linguistiques en vigueur à l’intérieur de l’entreprise tendent […] à se développer aussi à l’extérieur : il est clair que ceux qui produisent veulent avoir des rapports d’affaires absolument clairs avec ceux qui consomment /01 /01
Pasolini, Pier Paolo, « Analyse linguistique d’un slogan », Écrits corsaires, Flammarion, coll. Champ Contre-Champ, 1987, p. 34-35.
. »

Pasolini parle de la monstrueuse expressivité du slogan publicitaire et de la manière dont celui-ci, en se fixant dans la rigidité du stéréotype, devient le caractère de l’« anti-expressivité ». En d’autres mots, une matière impossible à soumettre à de multiples interprétations. L’anti « œuvre ouverte », si l’on se place sous le chapeau d’Umberto Eco.

Le cinéaste a tort, non pas parce qu’il anticipe brillamment le monde inexpressif et acculturé du futur (la victoire de la société de consommation, là où le fascisme a échoué), mais parce que la clarté dont il parle a été évacuée au profit d’un aplanissement des frontières entre les paroles contenues dans le discours.

Si bien que, comme le soulignait l’auteur Douglas Rushkoff, dans son documentaire Generation Like, la notion de sell-out – un mot qui naguère faisait plus peur aux groupes punk que le mot appropriation culturelle – en est venue à être aujourd’hui pratiquement évacuée de toute sa signification. En d’autres mots, prisonnier d’un système, le discours n’est que du contenu qui sert à justifier l’existence du canal par lequel il passe. Est-ce le système qui crée le discours ou bien le discours qui crée le système? Voici l’une des questions centrales du Manifeste de la Jeune-Fille, d’Olivier Choinière, présenté ces jours-ci au Théâtre Espace Go.

Nouveauté carcérale

En guise d’introduction à son texte publié dans la série « Pièces » d’Atelier 10, et inspiré par les Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, de Tiqqun, Choinière écrit : « Loin du cri libérateur, Manifeste de la Jeune-Fille fait le portrait d’une société qui a enfermé la parole dans le discours. Il y a là quelque chose de follement désespérant. Mais aux libertés trompeuses, je préfère une meilleure connaissance des murs de ma prison. »

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Dans un décor rappelant l’improbable rencontre entre la chaîne de magasins Ardène et le plateau de tournage d’une émission grand public (Tout le monde en parle, Le Banquier, peu importe, au-delà des prétentions, la distribution finit généralement par se ressembler), Manifeste de la Jeune-Fille reprend, peut-être sans le vouloir, le concept de La Ronde, de Max Ophuls (1950), en ce sens que la pièce dépeint un enchaînement de « rencontres » de groupe entre sept personnages dont la parole interchangeable se déploie sur fond de discours 3.0 :

SEPT CHOSES À FAIRE CE MOIS-CI :
ON APPRIVOISE LE LAISSER-ALLER.
ON SE FAIT UNE DÉTOX DIGITALE.
ON FAIT DE L’INTROSPECTION.
ON DEVIENT UNE VRAIE PRO DES SUSHIS.
ON SE LAISSE SURPRENDRE
ON PENSE À SOI
ON LIT UN ROMAN D’UN JEUNE AUTEUR QUÉBÉCOIS.

 

Références à l’odeur des muffins au petit matin, photos de jambes dans un bain (n’y manque qu’un « coup de cœur librairie indépendante » pour prétendre à une personnalité), vidéos « vies équilibrées » défilant au-dessus des acteurs; reconnaissons-nous dans ce décor les publications d’influenceurs prêts à « guidouner » pour des voyages dans le Sud, de la guenille, des abonnements gratuits au gym, des soupers au restaurant, des sections VIP ou que sais-je? Peut-être. Néanmoins, si tel est le cas, nous y reconnaitrons aussi la manière dont on se permet de reprendre la même approche ludique et « nivelante » pour souligner des prises de position et mousser des articles se voulant revendicateurs, mais confinés au même niveau intellectuel.

Il y a donc chez Choinière cette idée que la violence a connu une forme de mutation à travers le discours. Comme un virus habile, dirions-nous peut-être pour reprendre l’idée de William S. Burroughs. Mais qui plus est, comme un concept qui a connu un glissement sémantique, passant ainsi de sa forme « violente » à sa forme « virulente » (ou virale), comme l’expliquait en 2004 Jean Baudrillard, dans une conférence intitulée « La violence faite aux images ».

Voler le réel

Règle générale, le premier reproche fait au quidam daignant s’insurger contre le système tient du lieu commun. C’est ce réflexe tribal : « qu’as-tu à proposer en échange? /02 /02
À ce titre, Moult Éditions a fait paraître un livre offrant les résultats d’un exercice autour dudit sujet, C’est ben beau chialer, mais toi qu’est-ce que tu proposes?
 » L’idée étant de produire un contre-discours, mais de conserver le même cadre énonciatif. Les personnages imaginés par Choinière sont de ces « créatures productrices d’une parole inconséquente ». Des créations du moment, appelées à brûler au feu d’un message s’autodétruisant par nécessité de produire autre chose.

On y relève une taxinomie découpée à même discours ambiant, surtout celui de la gauche : de l’idiot utile du monde de l’économie sociale, jusqu’au préretraité entubé du cathéter des beaux jours du PQ, en passant par l’émule de l’artiste revendicatrice (on ne peut passer sous silence le clin d’œil évident à Miss Me, d’ailleurs en vogue dans certaines galeries du Vieux-Montréal depuis quelque temps). Des personnages vivant en silo, pestant contre ce qui cloche dans le silo, mais ne daignant jamais remettre en question ledit silo.

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Manifeste de la Jeune-Fille a cette beauté de ne faire aucun quartier. Et comme pour signifier de manière encore plus puissante que le discours dont sont prisonniers les personnages ne jure que par la transparence, les innombrables changements de costumes se déroulent sous les yeux du spectateur. Ce à quoi s’ajoutent des marches chorégraphiées, d’une rythmique d’inspiration militaire, les personnages s’entremêlant comme les embouts d’un lacet resserrant la similitude des discours, ou encore, donnant l’impression de se traverser l’un l’autre.

Ainsi, les voix des sept acteurs deviennent un magma informe, une masse à laquelle on a substitué toute particularité pour la rendre homogène et consensuelle; chacun étant le début et/ou la fin de l’autre, le discours des valeurs se voyant remplacé par le discours de la valeur.

Tout comme le discours de l’acceptation de soi, le discours de l’altermondialisme, le discours de la Jeune-Fille qui exècre les vieux qui sentent le cadavre et la poudre à bébé, et le discours de la foi en le progrès, le discours publicitaire se pense lui aussi tout haut, aussi bien à travers Monique Miller qu’à travers Emmanuelle Lussier-Martinez. Tant de gens, donc, dont le langage ambitionne d’exprimer des « choses de gauche » (pour reprendre Pasolini) mais dont l’action est fondamentalement de droite.

J’AI DIT ‘‘AVEC MOI C’EST JAMAIS LE PREMIER SOIR.’’
IL A DIT ‘‘POURQUOI’’.
J’AI DIT ‘‘PARCE QUE JE VAUX PLUS QUE ÇA.’’
IL A DIT ‘‘C’EST QUOI CES IDÉES VIEUX JEU’’
J’AI DIT ‘‘C’EST UNE QUESTION DE VALEUR’’.
IL A DIT ‘‘EN QUOI BAISER LE PREMIER SOIR EST DÉVALORISANT’’.
J’AI DIT ‘‘PLUS JE SUIS EN DEMANDE, PLUS JE PRENDS DE LA VALEUR’’

 

Comment écrire au sujet de cette pièce donc, sans produire un discours qui ne peut que tenir de la réclame? Comment ne pas devenir un opérateur du « un livre coup-de-poing », du « une pièce qui ne laisse pas indemne », du « un regard sur notre société dérangée », du « une critique cinglante des médias », bref de la trois-étoiles-et-demisation du monde? C’est la question que Choinière adresse implicitement à la critique, après s’être acharné sur l’appauvrissement généralisé de la création théâtrale elle-même, durant le dernier acte de la pièce, alors que les comédiens prennent place parmi le public pour mieux singer ses revendications, quitte à exagérer le tout jusqu’à justifier le prix du billet, lunettes de réalité virtuelle vissées au visage.

Peut-être que pour la critique la seule manière de s’extraire de la conjoncture décriée par la pièce s’avère justement se tenir loin de la pure « présentation d’œuvre » et de la pensée « j’aime, j’aime pas », réutilisable hors de son contexte dans tout bilan à retourner au Conseil des arts.

Dans l’une des dernières scènes de la pièce, Choinière écrit « C’est la persistance rétinienne qui fait qu’on semble voir des fantômes dans le noir. ». À cela la pièce nous permet d’ajouter que c’est certainement la persistance de la médiocrité qui fait qu’on ne voit que des cadavres poudrés quand la lumière se fait finalement. 

 

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Pasolini, Pier Paolo, « Analyse linguistique d’un slogan », Écrits corsaires, Flammarion, coll. Champ Contre-Champ, 1987, p. 34-35.
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À ce titre, Moult Éditions a fait paraître un livre offrant les résultats d’un exercice autour dudit sujet, C’est ben beau chialer, mais toi qu’est-ce que tu proposes?

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