Péril en la demeure : l’écrivain au seuil du réel

818gzpih2pl

Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, P.O.L, 2018, 555 p.

///

Assez proche de la formule des Cahiers de L’Herne, qui publient des portraits d’auteur, Faire effraction dans le réel est composé de cinq parties qui apparaissent comme autant de « foyers » ayant influencé l’œuvre d’Emmanuel Carrère : le cinéma, le roman, la subjectivité, le journalisme et le catholicisme. Cet ouvrage marque d’abord par sa configuration hétérogène : une lettre manuscrite de Carrère succède à une prose spéculative, une demande de subvention pour un documentaire est suivie d’un essai académique. Or, au-delà de la disparité des perspectives adoptées par les collaborateurs, force est de constater que plusieurs textes convergent vers la mise en valeur des mêmes traits d’écriture. Parmi ces traits, trois apparaissent fondamentaux tant ils sont évoqués souvent dans l’ouvrage.

Carrère en trois temps : posture, style et engagement

D’abord, plusieurs collaborateurs commentent la posture d’observateur « impliqué » de Carrère. Cette posture sera tantôt désignée par Mathilde Barraband comme celle d’un juge « sans jugement » et « sans autorité » ou, ailleurs encore, par Agathe Novak-Lechevalier, comme celle du « témoin ». Chez Carrère, ce n’est pas le réel « qui ne suffit pas » à créer une œuvre artistique et qui en appelle à la fiction, mais c’est plutôt la fiction qui est insuffisante à rendre compte du réel : « La fiction ne suffit peut-être alors plus et l’écrivain se tourne vers l’enquête, quand le réel demande juste à être envisagé de face, sans écran, en exposant celui qui en devient autant le témoin que le narrateur malgré lui. » C’est à partir de cette posture d’observateur que l’écrivain s’emploie à exposer les multiples facettes du réel, tout en assumant les limites de sa connaissance, lui qui refuse, depuis toujours, de se considérer comme un agent neutre et objectif, garant de la vérité. Chez Carrère, il s’agit d’assumer que le « réel » et la « vérité » qu’il contient ne se donnent pas tout entièrement à son observateur ; ils sont fuyants. Dès lors, on n’« entre » pas dans le réel, mais on y fait effraction. Le réel est alors conçu comme une excroissance, il « excède », déborde toujours le livre : « [r]êvant d’une performativité de l’écriture, l’écrivain est obligé de se confronter aux limites de son pouvoir, à tout ce qui du réel reste fatalement en souffrance. » L’œuvre d’Emmanuel Carrère n’a jamais cessé d’être fascinée par ce qu’il y a de foncièrement narratif, de résolument scénaristique, dans le réel. Elle s’intéresse aux moments où, dans l’existence, la prose descriptive du quotidien laisse place à l’éclat narratif de l’épopée, au déploiement tragique, qui découpe en actes la vie humaine.

Une autre perspective, largement abordée dans l’ouvrage, correspond au travail stylistique de l’écrivain. Plusieurs textes (dont celui, très court, mais extrêmement sensible de son défunt éditeur, P.O.-L.) commentent le style singulier de l’auteur, un style qui se veut, en début de carrière, plus « littéraire » et qui tend, avec les années, à devenir plus simple et élagué, pour entrer dans une sorte d’écriture « pédagogique ». Plusieurs collaborateurs s’entendent pour dire que Carrère fait, au fil des années, de plus en plus de place au ton du journaliste-reporter au sein de son travail d’écrivain. Cette perspective sur le style se comprend mieux à l’aune d’un trait incontournable de l’œuvre, soit la prévalence du général sur le singulier. Son œuvre s’occupe assez peu, à vrai dire, à l’idiosyncrasie. Ce qui intéresse davantage l’écrivain, ce n’est donc pas la singularité individuelle – une ride sur un visage, une expression particulière – mais bien ce qui fait entrer le comportement humain dans l’archétype. Le regard se pose donc sur ce qu’il y a de plus épatant, de plus effroyable, dans la « nudité » anthropomorphique de l’être humain. Carrère est en effet attentif aux saillies de l’espèce dans l’individu. Ainsi en va-t-il de son rapport à la langue. Sa volonté de dépasser les distinctions pour retracer la part d’humanité, le commun, est aussi une quête stylistique. L’écrivain ne cherche pas à se singulariser, à s’isoler dans la langue, en procédant à sa propre « distinction ». Il tente plutôt de rendre compte du réel d’une manière compréhensible, dans une langue aisément appropriable. En déployant cette langue vernaculaire, l’écrivain vise avant tout à faciliter le dialogue avec le lecteur, entretient le fantasme qu’il puisse naître quelque chose de ce dialogue. La parole adressée doit en effet être performative, produire un réel inédit – c’est également à partir de cette adresse qu’on peut voir en acte l’engagement de l’écrivain.

C’est finalement cet engagement éthique qui s’ajoute aux deux autres composantes dominantes de l’ouvrage. Le traitement particulier que l’auteur réserve à l’éthique repose sur un décloisonnement de la question du Bien et du Mal, qui demeure ancrée dans une perspective foncièrement axiologique. Carrère affirme la distance irréductible du Bien et du Mal, mais il s’intéresse également aux moments où la limite entre les deux devient floue. Or, si son œuvre suscite toujours un doute sur limite entre le moral et l’immoral, entre la vérité et le mensonge, entre le fait et la fiction, elle ne nie jamais qu’il existe une limite. Et, si le Bien et le Mal en viennent à s’indistinguer, il faut chercher « un peu plus encore » où se situe la limite, car il en va d’un impératif éthique. Son œuvre nous exerce, comme le souligne Mathilde Barraband, à cette « discipline mentale qui consiste à éprouver humblement ses croyances, à remettre constamment ses représentations sur le métier, à reposer sans fin la question de Romand : « La vérité existe-t-elle? »»

En somme, l’œuvre d’Emmanuel Carrère apparaît toute indiquée pour mener une vaste enquête sur le « réel », cette notion erratique, fuyante au point qu’on tente souvent de la retenir entre deux guillemets, comme pour éviter qu’elle nous glisse entre les doigts. Il suffit, en effet, de s’intéresser aux différentes « périodes » de son écriture (la période « nabokovienne », le « roman de genre » et, finalement, le passage vers la « non-fiction ») pour constater que le paradigme structurant sa pratique repose sur la délimitation d’une frontière entre fait et fiction.

Cette rétrospective sur l’œuvre de Carrère permet surtout de constater que la « pensée du réel » suscite avant tout un questionnement ontologique. Il s’agit moins, dans cet exercice collectif, de mettre en éprouvette les manifestations du réel dans l’œuvre de Carrère que de poser franchement cette question : de quel réel parle-t-on? Du réel « platonicien », qui s’oppose à l’idéal ? Du réel attaché aux notions de « réalité » et de « vraisemblance », ou encore, du réel « historique », qui a partie liée avec le factuel ?

Dans un très beau texte, en fin de parcours, Carrère cite cette phrase de Lacan : « Le Réel, c’est quand on se cogne. » Comme pour éviter que la parole ne s’égare et n’en vienne à tourner à vide autour de cette notion erratique du réel, l’auteur nous ramène alors à l’essentiel.

Articles connexes

Voir plus d’articles