Perdre le Nord

03.10.2016

Virginie Blanchette-Doucet, 117 Nord, Montréal, Boréal, 2016, 159 p.

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Plus de cinq cent kilomètres séparent Montréal de Val-D’or, une distance que parcourt régulièrement Maude depuis qu’elle s’est exilée dans la métropole, où elle travaille désormais pour le compte d’une petite entreprise d’ébénisterie locale. C’est qu’elle a troqué sa maison, liquidé l’héritage familial contre une véritable mine d’or, rien de moins. Les hauts artisans de la réouverture d’une ancienne exploitation aurifère lui ont en effet présenté une offre qu’elle ne pouvait refuser, avant de «[f]aire disparaître en poussière, en mille miettes, ce qui avait pris tellement de temps à construire».

Dans son premier roman, Virginie Blanchette-Doucet envoie sa narratrice sonder ce qui reste de repères à la mémoire lorsque les territoires et objets familiers, eux, changent, disparaissent, oublient. Elle élabore autour des thèmes de la perte et du déracinement un carrousel d’images et de courtes scènes, autant de plongées entre passé et présent, entre souvenirs et deuil d’une région, d’une maison, d’un chez-soi. À l’arrière-plan de cette trajectoire intime se dessine en plus tout le portrait d’une communauté en zone minière, sa fragilité, son entêtement à vouloir domestiquer un Nord à la fois rude et généreux.

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photo : SEPAQ

Poussière sur la ville

Les cavalcades en BMX avec Francis, son ami d’enfance, les cabanes dans les arbres, les escapades sur le sentier de la rivière sont quelques-uns des souvenirs vivants qui contrastent devant ce qui reste de la demeure de Maude : «un trou si grand qu’on dirait à la fois rien et le désert». Chaque fois qu’elle revient en Abitibi, les signes de son passage se raréfient, le désert gagne du terrain. Le constat de la perte s’établit peu à peu, graduellement et sans fracas, dans un mélange de silences et de non-dits. La romancière, dont la prose cursive et le verbe discipliné expriment l’essentiel, procède plutôt par une accumulation de figures, du vide et de l’effacement, pour parvenir à cette poétique de la ruine qui à elle seule dit l’émotion de la narratrice. Les fondations nues, les poutres enchevêtrées qui pourrissent sur le béton, le «désert gris» et le «gravier stérile» qui l’entourent font dorénavant partie de son paysage intérieur.

C’est aussi, d’un point de vue plus général, le décor grisâtre de la boomtown qui est ainsi dépeint, là où les habitants vivent, déménagent et meurent au rythme de l’industrie, celui d’une ville de poussière et de courants d’air qui semble avoir perdu son combat contre l’avancée des mines. Une fois la prospérité consommée, ne restent que les vestiges de son passage, «les pauvres ruisseaux, les piles de branches, les monticules de roches rouillées». Les revers de Maude sont donc symptomatiques de toute une frange de la population aux prises avec les aléas de la prospection et du marché. Un pan entier d’habitations situées à l’ouest de la 117 est d’ailleurs relocalisé en même temps qu’elle, parfois dans l’indignation, souvent dans l’indifférence, puisqu’au pays des mines, on sait que le silence est d’or : «on se dit que c’est bizarre, de creuser si profond là où on pensait avoir ses racines, mais qu’on aime autant voir l’or sur ses payes que pas du tout».

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Mine à ciel ouvert de Val d’Or. photo : Wikipedia

Tranches d’Abitibaloney

Ces allers-retours au pays natal font également vivre le quotidien des travailleurs de l’extraction minière qu’a partagé l’auteure, comme étudiante, le temps de quelques étés. Un filon payant, puisque les descriptions à main levée de cet univers fermé et souterrain sont des plus impressionnantes. Pour un peu, l’on se croirait parfois en plein roman d’anticipation tant on navigue en terrain inconnu et le dépaysement est total. Tandis que Francis passe ses journées aux commandes d’un camion de «240 tonnes, à mi-chemin entre le Transformer et l’Animal préhistorique», Maude opère un panneau de contrôle «plein de gros boutons ronds, de cadrans aux aiguilles sautillantes», sous l’œil attentif de caméras de surveillance tout droit sorties d’une dystopie orwellienne. Le laboratoire de la raffinerie pourrait bien être un vaisseau spatial qu’il n’en serait pas décrit autrement. Puis quand les dynamitages soufflent tout aux alentours, c’est à une improbable guerre des étoiles que l’on songe.

Malgré toute cette technologie de pointe, on ne peut s’empêcher de penser que Maude, Francis et leur famille sont bien les héritiers de l’Abitibaloney chantée par Richard Desjardins, avec ce que cela implique en splendeurs et misères de l’ouvrier ou du résident d’une ville mono-industrielle. Et leur relation à cet héritage demeure ambigu, car s’il y a certes quelque chose de contre nature dans le fait de passer sa vie dans l’obscurité plombée d’une mine aux allures de caverne platonique, il y a quelque chose d’humain encore plus fort, semble suggérer l’auteure, dans celui de s’attacher à cette Abitibi «trop belle et trop dure», qui appelle à la nécessité du deuil. De retour sur la 117 entre Val-D’or et Montréal, Maude se laisse bercer par le ronron irrégulier de sa vieille Tercel. Elle sait que c’est le bruit de la vie qui suit son chemin.

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