Partitions

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05.12.2018

Les 24 préludes de Chopin, Chorégraphie et direction artistique : Marie Chouinard ; Musique : Frédéric Chopin ; Interprètes : Catherine Dagenais-Savard, Valeria Gallucio, Motrya Kozbur, Morgane Le Tiec, Luigi Luna, Scott McCabe, Sacha Ouellette-Deguire, Carol Prieur, Clémentine Schindler, James Viveiros ; Lumières : Axel Morgenthaler ; Costumes : Liz Vandal ; Maquillage : Jacques-Lee Pelletier.

Henri Michaux : Mouvements, Direction artistique et chorégraphie : Marie Chouinard ; Musique : Louis Dufort ; Texte et dessins projetés : Henri Michaux (tirés de l’ouvrage Mouvements, 1951) ; Interprètes : Catherine Dagenais-Savard, Valeria Gallucio, Motrya Kozbur, Morgane Le Tiec, Luigi Luna, Scott McCabe, Sacha Ouellette-Deguire, Carol Prieur, Clémentine Schindler, James Viveiros ; Lumières, scénographie et projection : Marie Chouinard ; Environnement sonore : Edward Freedman ; Costumes et coiffure : Marie Chouinard ; Voix : Marcel Sabourin.

Présenté (en reprise) en programme double à l’Usine C (Montréal) du 4 au 8 décembre 2018.

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Avec sa signature particulière lui ayant valu une reconnaissance internationale, Marie Chouinard, au grand bonheur du public, peut se permettre de créer, au même titre que certains font des adaptations théâtrales ou cinématographiques, des adaptations chorégraphiques d’ouvrages provenant de disciplines diverses, et ce, avec une justesse qui à la fois rend hommage et revisite, dans son langage personnel, des œuvres ayant formé son discours artistique. Ainsi, sa signature artistique est-elle si forte qu’elle va, « chouinardisant », entre Gould/Bach, Bosch, Satie, Chopin et Michaux.

La musique qui veut vivre (et revivre)

Les 24 préludes de Chopin est une pièce de résistance, si bien qu’on la considère maintenant comme un incontournable du répertoire contemporain ; en effet, cette pièce a été enseignée à plus d’une reprise auprès de la nouvelle génération de danseurs. Cela n’a rien pour étonner, tant sa générosité, sa rigueur et son exigence sont des qualités recherchées dans le choix d’outils pédagogiques. En même temps, son aspect indémodable fait trépigner (dans la vie comme sur scène) les jeunes danseurs, qui s’y plongent à cœur joie. La géométrie, la symétrie, la précision des mouvements qu’elle exige, ainsi que l’investissement du corps entier, des extrémités jusqu’au visage, en fait une œuvre incontournable que nous nous régalons, 19 ans après sa création, de voir en reprise.

Nous avons également le privilège de voir le travail de Carol Prieur (prix de la danse de Montréal 2014), seule interprète de la distribution actuelle qu’on pouvait déjà compter dans la distribution d’origine voilà presque deux décennies. Le charisme de Prieur, l’importance qu’on lui a donnée dans la distribution et sa relation avec la compagnie, qui dure depuis 23 ans, crée une hiérarchie visible (et naturelle) au sein de l’équipe. Quoiqu’elle laisse un peu dans l’ombre (malheureusement) les nombreux mérites techniques et créatifs des nouveaux danseurs, cette dynamique confère à l’ensemble, par moments, l’allure d’une émulation initiatique, respectueuse de l’œuvre et dotée d’une attitude rituelle.

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Par ailleurs, l’un des thèmes puissants des 24 préludes est celui de l’envol, de la naissance. Il s’incarne dans des portés, qui soutiennent celle qui volera de ses propres ailes (Prieur occupe toujours des positions centrales), ainsi que dans des gestes groupés de mains et de bras, palpitant sur le cœur, qui semblent imiter le réveil de l’oisillon, et ce dès l’ouverture. L’animalité (le souffle, voire les ébrouements qu’on fait entendre, ainsi que les ruades ballettiques), qui contraste avec l’œuvre classique, fait partie de la signature de Chouinard. On la retrouvera d’ailleurs, plus caricaturale, dans Henri Michaux. Pour rappeler les particularités musicales des 24 préludes de Chopin, Chouinard explore une gestuelle d’attaques, avec des pointes de pieds mais aussi de mains. Les levers de jambes très raides et Les mouvements anguleux des articulations rappellent l’aspect mécanique de l’instrument, suivent même le rythme (et l’image) du marteau. L’omniprésence des mains, quant à elle, réfère parfois sans équivoque à la gestuelle du pianiste. De plus, l’exactitude des mouvements donne l’illusion que les sons deviennent visibles dans l’espace.

La précision est caractéristique des standards de la Compagnie Marie Chouinard. Ainsi, un passage stroboscopique éclaire un duo aux rythmes découpés et ne permet aucune erreur dans la coordination des mouvements, en plus d’augmenter l’intensité de la performance en créant pour le spectateur un effet nostalgique (Chopin exige), un peu à la manière d’une vidéo d’archive. Ce genre de travail demande beaucoup de concentration et de technique chez les danseurs. Malgré cette rigueur, ceux-ci jouent les tonalités dans plusieurs gammes, de l’exagération bédéesque à l’animalité sexuée, en passant par le comique. Par exemple, prennent une allure comique ces passages où le jeu de partenaire apparaît comme une nuisance : un danseur en interrompt un autre, complètement absorbé dans sa tâche. Cette image symbolique démontre bien comment l’animalité, chez Chouinard, correspond à la détermination dans le mouvement en tant que résultat d’une réflexion philosophique à propos de l’humain et de sa corporalité.

Marche à suivre (et à re-suivre)

Si nous avions accès, avec les 24 préludes de Chopin, à une référence claire à la partition par le biais de la  composition pianistique, rien ne laissait indiquer qu’il en serait de même avec Henri Michaux : Mouvements. Mais, en réalité, cette seconde pièce fait une part encore plus belle à la partition que la première. La notation des mouvements, qui fut parfois utilisée pour documenter les chorégraphies, est un outil resté beaucoup plus théorique que pratique dans l’histoire de la danse ; pourtant, Henri Michaux : Mouvements réussit à réconcilier cette notion avec la pratique (et sur scène) d’une façon très originale. En effet, les esquisses à l’encre de Chine de Michaux, projetées sur le fond de la scène, servent de modèle pour les danseurs, qui entrent à tour de rôle, en solo d’abord, puis en duos, trios et groupes, zigzaguant sur la scène que l’on a recouverte d’une toile blanche pour faire écho au mur du fond. Habituellement, on dessine d’après le mouvement (ce qui a probablement été le cas pour ces esquisses). Or, pour les besoins de ce spectacle, sur une musique saturée, au rythme violent, rapide et invariable (à la limite tribal – une création de Louis Dufort), les danseurs se prêtent au jeu exigeant de l’imitation des formes, courbant bras, jambes, prenant des poses, la bouche ouverte, criant comme des bêtes. Même si les visages se meuvent, la subtilité du jeu fait en sorte que l’interprétation demeure neutre, tout au plus animale. Le ton est complètement maîtrisé. Ainsi les danseurs prennent-ils des formes humaines et bestiales, s’inscrivent en relation avec le livre de Michaux, le dansent alors qu’il est projeté dans son entièreté.

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La danse devient minimaliste, codée, quoique non dépourvue de prouesses techniques. Les corps prennent l’allure de caractères isolés par un rythme découpé et très savamment installé. Ces caractères à l’encre de Chine évoquent l’art de la calligraphie, mais aussi, plus anciennement, les première manifestations de l’écriture, qui étaient par ailleurs fort probablement inspirées de gestes (pensons aux hiéroglyphes). La danse de Chouinard recèle une telle profondeur d’interprétation qu’elle nous ramène, par son imagerie, aux sources mêmes de l’histoire (certaines poses des 24 préludes rappellent aussi des postures aztèques). Rien de tel pour faire honneur aux mots du poète, qui seront également livrés à mi-chemin par Prieur, pendant qu’elle danse, en solo ou en duo, allant jusqu’à porter ses partenaires en récitant entièrement le poème central de Mouvements. En accélérant les alignements de codes, les danseurs suivent à la fois le rythme de la musique, qui, pour sa part, martèle en continu la pièce, et les mots de Michaux. La pièce se clôt à l’apogée, lorsque l’éclairage de la scène devient négatif (les seules couleurs utilisées, pendant ce programme double, étaient le noir et le blanc, les contrastes servant à la fois la notation musicale et le clavier pianistique, de même que l’écriture et le travail à l’encre de Chine). Un stroboscope dont la durée frôle la limite du tolérable surligne des solos et des duos fougueux pendant qu’on entend les mots de Michaux récités, en voix off, par l’acteur Marcel Sabourin. Ils expliquent la genèse de ses dessins, leur énergie, leur motivation, leur oscillation entre le corps et l’esprit.

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Ce lieu (entre le corps et l’esprit) résume bien toute activité de partition, à savoir une expérience exigeante à partir de laquelle différents degrés d’interprétation deviennent possibles. Ainsi, à la manière de la musique classique ou de la calligraphie et de la poésie, la réussite de ces deux pièces repose sur les bases de leur extrême rigueur, du travail, du talent et de l’inspiration qui en émanent.

crédits photos : Sylvie-Ann Paré et Marie-Chouinard. 

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