Paranoïa collective et toute-puissance parentale

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31.10.2019

Le Principe d’Archimède. Texte : Josep Maria Miro ; traduction : Juan Arango ; adaptation : Kariane Héroux-Danis ; mise en scène : Christian Fortin ; avec Geneviève Alarie, Lucien A. Bergeron, Daniel D’Amours, Sébastien Rajotte ; une production du Théâtre à l’Eau Froide, en collaboration avec Christian Fortin. Présenté au Théâtre Prospero du 29 octobre au 16 décembre 2019.

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Renouant avec une thématique récurrente de sa saison 2019-2020, le Théâtre Prospero présente ces jours-ci Le Principe d’Archimède, un texte de Josep Maria Miro qui interroge les effets pervers du partage d’informations non-vérifiées à l’ère des réseaux sociaux, ce qui alimente notre paranoïa collective et, incidemment, notre peur et notre haine envers autrui. L’argument de la pièce est simple : un moniteur de natation est accusé d’avoir embrassé sur la bouche l’un de ses élèves, qui était apeuré par un exercice. Cette image, propagée par une petite fille qui se dit témoin du geste, enflamme la communauté des parents, qui se ligue contre le moniteur sur Facebook au point où la situation dégénère dans la réalité, et ce, sans que la moindre preuve ait été fournie.

Combler le vide

L’une des forces de ce spectacle est assurément le texte de Josep Maria Miro et sa structure non-linéaire. À l’image des vagues de la piscine municipale où il campe son récit, le dramaturge adopte une esthétique du ressassement. La pièce est composée d’aller-retour temporels alors que les scènes nous sont présentées dans le désordre, nous permettant petit à petit de reconstruire le fil des événements. La magnifique scénographie de Xavier Mary (accompagnée de l’efficace conception sonore de Benjamin Prescott La Rue) fait d’ailleurs écho à cette structure spéculaire par l’effet miroir qui est créé, en fond de scène, grâce à un mur de vitres parfois opaques, parfois réfléchissantes selon les éclairages.

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Un rapport à l’espace qui est certes intéressant, mais malheureusement sous-exploité dans la mise en scène, qui se présente comme une série d’occasions manquées. Il aurait été intéressant, par exemple, d’appuyer le malaise des personnages, leur ambivalence entre vérité et mensonge par un jeu sur quatre faces auquel le public aurait eu accès, justement, grâce à ce grand miroir. Le personnage interprété par Geneviève Alarie y a recours à quelques occasions, mais sans plus. Dans la même optique, à plusieurs moments, le texte reprend des débuts ou des fins de scène pour marquer les transitions d’un épisode à l’autre et nous resituer dans le temps. Pour appuyer l’effet spéculaire qui caractérise le spectacle, Christian Fortin a décidé d’inverser le positionnement de ses comédien·ne·s dans l’espace ; on revoit ainsi un même extrait, mais sous un point de vue différent. Cela dit, on comprend mal pourquoi ce jeu inversé est toujours en partie décalé dans la position, infidèle par rapport à son occurrence première. On y cherche un surcroit de sens, sans vraiment le trouver.

Une faiblesse de ce spectacle est justement sa difficulté à occuper l’espace. On en vient presque à se demander s’il n’aurait pas été mieux accueilli dans une salle plus intime. Tout au long de la représentation, on sent que les quatre comédien·ne·s ont du mal à s’approprier l’espace scénique, effectuant des déplacements qui manquent de naturel dans le seul but de remplir la totalité du plateau de jeu, de varier les positions. Malheureusement, tout cela manque de fluidité et paraît trop technique. Même chose pour l’interprétation qui, de manière générale, manque d’authenticité, ce qui a pour effet de ne produire aucune tension, aucun sentiment d’angoisse. On reste imperméable à cette histoire qui paraît, au final, trop peu incarnée par les interprètes. Tout comme leurs déplacements, la gestuelle en devient factice, forcée, comme pour combler un vide spatial et émotif qu’ils·elles n’arrivent jamais vraiment à habiter.

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Les cris et les larmoiements sonnent alors faux, tout comme ces mains portées au visage pour marquer le désarroi, cette main portée à la nuque pour exprimer un malaise, ou ces mains levées au ciel en signe d’incompréhension. Enfin, le vide créé par cette scénographie minimaliste évoquant un vestiaire, bien qu’intéressant visuellement, ne semble pas bien servir la mise en scène ; il condamne les acteur·trice·s à inspecter des planches en styromousse, à ajuster artificiellement des flotteurs, à plier des serviettes ou à enchaîner des collations. Des éléments superflus qui distraient légèrement du texte et nuisent au rythme, souvent trop rapide, parfois pas assez.

Professeurs de haine

Malgré ces quelques faiblesses sur le plan de la mise en scène et de l’interprétation, les questions que posent le texte de Josep Maria Miro permettent au Principe d’Archimède de demeurer un spectacle intéressant et pertinent. Le dramaturge y évite l’écueil de la finale moralisatrice en ne fournissant aucune réponse et en ne condamnant pas son personnage ; c’est aux spectateur·trice·s de se faire une opinion. Et c’est tant mieux car, au final, on se soucie assez peu de savoir si ce maître-nageur est coupable de ce dont on l’accuse ou non. Ce qui éveille les émotions les plus vives tout au long du spectacle, c’est bien plus les proportions démesurées que prennent les événements et la paranoïa généralisée qu’ils génèrent. À ce titre, il faut souligner la justesse de l’interprétation de Sébastien Rajotte, qui joue un père des plus détestables. On en vient alors à se demander si, dans toute cette histoire, ce qu’il y a de plus répugnant, ce n’est pas finalement ce délire que les parents cherchent à implanter dans la tête de leurs enfants. La pièce se termine d’ailleurs sur une scène d’une grande absurdité où des gens lancent des roches sur l’édifice de la piscine municipale pour manifester leur indignation contre le moniteur de natation. La directrice de l’établissement annonce alors, à la surprise générale, que ce ne sont pas les parents qui lancent les roches, mais leurs enfants, pendant qu’eux crient. Cette simple image illustre toute l’essence de la pièce : vraisemblablement, ces enfants ne lancent des roches que parce que leurs parents les ont rassemblés là et les ont encouragés à agir ainsi, projetant sur eux leurs incertitudes et leurs craintes. Quelle influence est alors la plus perverse pour la jeunesse ? Un moniteur passionné par son travail qu’on accuse (peut-être à tort) ou des parents qui encouragent leurs enfants à trop de méfiance, et par conséquent à la honte ou à la haine d’autrui ? La force du texte de Josep Maria Miro tient à ces détails qui ponctuent le texte et lui donnent toute sa profondeur interprétative.

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On y critique en effet l’influence nocive des réseaux sociaux, du partage systématique de la fausse information, mais aussi la paresse intellectuelle, la vindicte populaire et le lynchage public, qui sont devenus le système de justice favorisé par tout un chacun. Un monde où la vie privée n’existe plus, où tout le monde se permet de juger et de condamner son voisin sans le connaître, et où une simple rumeur peut détruire la vie d’une personne. La confidence à demi-mot de la directrice par rapport au suicide inexpliqué de son fils, sept ans plus tôt, est en ce sens l’un des moments symboliquement forts du spectacle. La femme regrette le fait qu’elle ne pourra jamais savoir avec certitude ce qui a incité son enfant à poser ce geste, lui qui était une personne certes renfermée, mais en apparence heureuse. On ne peut alors s’empêcher de penser au suicide de tous ces jeunes adolescents homosexuels – thème récurrent de la pièce – qui vivent dans la honte et le secret. Et s’il s’était suicidé parce que la honte et le mal-être qu’avait fait naître en lui notre société intolérante et surprotectrice lui étaient devenus insupportables ? Et si notre paranoïa participait finalement à envenimer ces mêmes situations que nous cherchons justement à éviter en surprotégeant nos enfants ? Sans jamais minimiser la gravité des actes qui sont au cœur de la pièce, ni opposer omerta et dénonciation, Le Principe d’Archimède a tout de même le mérite d’éveiller les consciences et de susciter des débats qui sont des plus sains.

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crédits photos: Marie-Andrée Lemire 

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