Nous tous, enfants dépossédés du monde

prospero-s1920-imagesfinales-intime-1a-catherine-1x_1
26.09.2019

Madame Catherine prépare sa classe de troisième à l’irrémédiable. Texte : Elena Belyea ; traduction : Olivier Sylvestre ; mise en scène : Jon Lachlan Stewart ; avec Alice Pascual, Frédéric Lavallée ; une production du Théâtre Surreal Soreal. Présenté au Théâtre Prospero du 24 septembre au 12 octobre 2019.

///

La salle intime du Théâtre Prospero s’est transformée, ces jours-ci, en une véritable salle de classe où les spectateurs deviennent, le temps d’une heure, les élèves de la dynamique Madame Catherine. Traumatisée par la tuerie qui a eu lieu à Sandy Hook en 2012 et préoccupée depuis par les mesures de sécurité jugées inadéquates de l’école où elle travaille, l’enseignante décide de présenter un guide de survie en six étapes à sa classe, et ce, à l’insu de la direction. À travers cette leçon ludique, on nous fait prendre conscience petit à petit de notre dépossession du monde, laquelle nous contraint de plus en plus à l’isolement – et, incidemment, à notre perte. C’est d’ailleurs pourquoi le dispositif scénique de Madame Catherine prépare sa classe de troisième à l’irrémédiable est aussi efficace : le fait d’inclure le public (adulte) à la performance et de lui faire incarner des enfants vulnérables ajoute tour à tour une légèreté et une profondeur à un propos autrement lourd et dramatique.

dscf4917b

L’humour noir pour renverser le régime de la peur

Et c’est bien l’une des forces de ce spectacle que d’arriver à nous confronter à notre désarroi collectif par le biais de la comédie. L’autrice albertaine Elena Belyea parvient à marier avec un dosage quasi parfait le rire et le drame, équilibre qui est d’ailleurs habilement transposé dans la traduction d’Olivier Sylvestre. La naïveté de l’enfant y côtoie ainsi le monde tragique des adultes : des marionnettes de castor se font abattre injustement par un chasseur, les visages des tueurs de Columbine, Polytechnique, Virginia Tech et Sandy Hook sont reproduits sur des masques, une chanson à répondre entraînante raconte les différentes étapes d’une tuerie, etc. En construisant le spectacle de cette façon, le metteur en scène a fait en sorte que les quelques moments réellement dramatiques de la pièce soient plus efficaces et déroutants.

Il faut également souligner le travail du scénographe Cédric Lord, qui a conçu un décor ingénieux pour accompagner ce texte multidimensionnel. D’emblée, la salle de classe qu’il a réalisée remplit tout l’espace et nous plonge immédiatement dans l’action ; sa simplicité est au service de la mise en scène de John Lachlan Stewart. Mais plus encore, c’est par les détails qui se révèlent tout au long du spectacle que la scénographie prend tout son sens et que nous en captons toute la richesse. Une alternance de néons et de blacklights, par exemple, nous dévoile des éléments cachés : dessins violents en surimpression sur le tableau noir, empreintes de mains sur les murs qui suggèrent le chaos, etc. De même, un détail aussi subtil qu’un bricolage d’enfants affiché au mur prend, d’une scène à l’autre, une connotation nouvelle, insoupçonnée, troublante, et appuie brillamment la panique et le désordre qui s’installe dans l’esprit de l’enseignante.

dscf5189b

Pour sortir de l’isolement

Au milieu de cet huis clos, la comédienne Alice Pascual, qui porte presque ce quasi monologue d’une heure à elle seule, est magistrale. Elle alterne entre la lucidité et la folie, la tendresse et la détresse avec une aisance remarquable. Il peut facilement être casse-gueule de présenter une pièce où les comédiens doivent interagir aussi souvent avec le public (dont les réactions et les réponses peuvent être aussi imprévisibles que réjouissantes ou dérangeantes), mais Pascual parvient à cerner et à maîtriser son public comme une enseignante d’expérience gèrerait sa classe, et ce, sans rupture de rythme ou de ton, même lors des moments où elle est obligée d’improviser pour remettre le récit sur les rails. En ce sens, sa performance est peut-être aussi bien un hommage à l’art théâtral qu’au métier d’enseignant, puisque les deux en viennent à se confondre dans l’espace de la pièce. Dans tous les cas, on ne peut qu’être admiratif devant cette interprétation toute en émotion et en contrôle.

Comme l’exemplifie Madame Catherine tout au long de la pièce, et comme elle l’affirme vers la toute fin, ce n’est pas notre rapport moderne à la solitude qui est dangereux, mais notre isolement. Il faut sortir de cet état en réapprenant à aller vers les autres, en s’offrant la possibilité de les connaître et de les accepter malgré leurs différences. C’est cette saine hétérogénéité qu’il faut cultiver dans nos sociétés, et non la peur ambiante et paranoïaque à laquelle nous confine notre homogénéité à petite et grande échelle. De plusieurs façons, Madame Catherine prépare sa classe de troisième à l’irrémédiable est donc moins un plaidoyer contre le port d’armes à feu qu’une réflexion sur les dangers que produit le régime de la peur qui nous envahit. En effet, en amenant un pistolet chargé en classe pour appuyer sa thèse, Madame Catherine devient elle‑même cette menace dont elle tente pourtant de prémunir ses élèves. Dans ce contexte où tout le monde est un tueur potentiel, comment survivre ?

image_1_0

Ce que condamne d’abord le texte de Belyea, c’est peut-être donc notre manque d’ouverture, ce qui nous pousse à une méfiance démesurée et à l’isolement, ces grands maux de notre époque. Par les nombreux et riches échos entre sa fable et sa mise en scène, ce spectacle interactif nous ramène donc à la base du théâtre, c’est-à-dire qu’il nous invite à réfléchir en communauté. Comme le signale le metteur en scène : « Le théâtre sera toujours pour moi un lieu pour se retrouver, une façon d’être ensemble et d’aller à la rencontre du monde qui nous entoure. » Et c’est d’ailleurs la force de ce « nous » qui, aux derniers moments du spectacle, nous permet encore tous d’avoir de l’empathie pour Madame Catherine.

crédits photos : Zoé Roux

Articles connexes

Voir plus d’articles