Nous n’avons pas besoin de patriotisme

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12.07.2016

Jonathan Livernois, La route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois. Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 2016, 76 p.

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Le patriotisme n’est pas la vertu la plus en vogue. Sans avoir à invoquer tous les morts du 20e siècle, l’amour de sa patrie se heurte à bien des écueils théoriques et idéologiques. Où commence et où arrête cette patrie? Que faire de celle des autres? De quel droit peut-on généraliser une expérience singulière du territoire pour la supposer commune?

Malgré les problèmes évidents de la notion de patriotisme, l’universitaire Jonathan Livernois, dans son essai La route du Pays-Brûlé, tente de renouveler l’usage de ce mot délaissé pour le réinscrire dans un devenir québécois. Le résultat, sans être tout à fait convaincant, permet d’entrer dans une réflexion aux accents de Bildungsroman qui remet en question un rapport trop figé à l’histoire.

 

Nationalisme ou patriotisme?

La ringardise et l’odeur de naphtaline qui émanent du terme «patriotisme» sont concédées par Livernois dès les premières lignes de La route du Pays-Brûlé : «[r]isible pour plusieurs et archaïque pour d’autres, le patriotisme peut facilement être varlopé». L’essayiste tente cependant de s’éloigner de la varlope pour en proposer une définition qui servira de point de départ à sa réflexion :

Pour y voir clair, je veux pouvoir comprendre d’où viennent mon amour et ma fierté du Québec, cette impression, tenace, qu’il constitue une nation à part entière. Cela s’appelle du patriotisme. Pour recharger le mot d’un sens qu’il semble avoir perdu depuis longtemps, je veux en faire l’archéologie. Comment ce sentiment est-il né, chez moi? Sur quoi repose-t-il?

Le patriotisme de Livernois ne serait donc pas un concept tant qu’un sentiment d’amour pour la patrie et une volonté de voir sa complétude (cette «part entière») dans l’indépendance. Ce faisant, La route du Pays-Brûlé emprunte un des chemins les plus balisés qui soit. Déjà en 1983, l’anthropologue Ernest Gellner donnait une définition aujourd’hui canonique du nationalisme qui est exactement le patriotisme en deux temps de Livernois : d’abord un sentiment (son «amour» et sa «fierté»), puis un principe politique («une nation à part entière») qui devrait correspondre à ce sentiment.

 

La route empruntée

Ce n’est donc pas un hasard si le jeune essayiste se dirige par la suite sur les voies déjà empruntées par les nationalistes qui l’ont précédé au Québec. Le récit d’éducation où un sujet retourne au lieu des origines pour y trouver la nation est un schéma aussi répandu chez les indépendantistes québécois que le fameux retour d’Europe : on le trouve autant chez Pierre Vallières que chez Lionel Groulx ou Gaston Miron.

Cela va sans dire, le nationalisme est une idéologie de déplacés, intimement liée à l’industrialisation, puis aux mouvements de populations de la modernité. Fernand Dumont, auquel Livernois fait souvent référence, l’explique d’ailleurs lui-même assez bien dans ses Mémoires lorsqu’il est question de ces jeunes partis étudier à la ville, qui renoncent aux anciens modèles, et qui voient disparaître les modes de vies de leur enfance. Le retour aux sources et la reconstruction d’un imaginaire national permettent alors de recréer une communauté avec ce qui a été perdu à jamais.

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La chemise Mackinaw

Il y a quelque chose de ce deuil dumontien chez Livernois, mais la facture de son essai demeure plus inquiète. Il est possible de reconnaître, dans ces traits, le véritable travail d’historien de l’essayiste.

Deux exemples frappent quant à l’impossible retour au passé fantasmé, celui de cette chemise Mackinaw (la fameuse chemise à carreaux) héritée de son grand-père et celui d’un meuble à décaper hérité de sa grand-mère. Ces deux courts chapitres, parmi les meilleurs du livre, mettent en scène le caractère insaisissable de la tradition.

Dans le premier, Livernois porte un regard dur sur la vanité de porter la chemise de son grand-père comme s’il était lui-même un chasseur du Vieux-Rosemont. «[C]ette image de l’héritage permet peut-être d’éviter de réfléchir à ce qu’il représente réellement», écrit-il, comme pour souligner à la fois le risque de se réfugier derrière les images d’Épinal du patriotisme et sa volonté — tout est dans le «peut-être» — de ne pas tout brûler ce qui a été.

Le passage sur le meuble à décaper est aussi fort en ce qu’il revient sur la fascination des années 1970 pour les antiquités québécoises retournées à leur condition d’origine. Dans le même élan, Livernois entreprend de décaper l’ancienne coiffeuse de sa grand-mère pour n’y retrouver, finalement, qu’une bête imitation de noyer sous les couches de peinture. Quiconque voudrait revenir aux sources se voit donc confronté aux pratiques réelles qui contredisent souvent une vision figée de l’authenticité.

 

Un projet en trois temps

Ces allégories ne peuvent faire autrement que de renvoyer à l’entreprise historiographique de Livernois, qui met en pratique ce travail de décapage. Dans l’essai, un passage sur les Patriotes de 1837-1838 introduit les trois propositions qui constituent l’aboutissement du petit ouvrage.

D’après Livernois, il faudrait, dans un premier temps, «[c]réer un patriotisme qui s’ancre dans ce que le Québec a été, réellement». L’histoire de Joseph-Narcisse Cardinal, patriote originaire de Saint-Constant (comme la famille de l’auteur), sert d’exemple pour montrer comment le héros, pendu par les Britanniques en 1838, plutôt que de faire face à ses détracteurs, aura tâché jusqu’au bout de se disculper de son implication dans la rébellion. Intervient alors l’ancêtre de l’essayiste — Joseph Livernois dit Meloche — qui, aussitôt embarqué dans cette aventure de libération du Bas-Canada, aura tôt fait de renier ses camarades pour éviter d’être inquiété par les autorités.

«[N]os ancêtres ne sont pas des mythes», écrit Livernois, et il convient de regarder ailleurs que dans le passé mythifié. Vient alors la «deuxième proposition», celle d’ancrer le patriotisme dans le Québec actuel. C’est à ce moment précis, dans cette proposition anémique, qui ne fait qu’une page où l’auteur propose d’aller à la cabane à sucre sur le chemin White, que les faiblesses de la proposition initiale de La route du Pays-Brûlé deviennent manifestes. Alors que la troisième proposition est de diriger ce patriotisme vers un devenir, sa place dans le présent reste bien maigre.

Quelques lignes ont beau être consacrées à couler les arguments de ceux qu’il appelle les «néocanadiens-français», conservateurs à la Jacques Beauchemin ou Éric Bédard, la génuflexion progressiste de Livernois laisse sceptique. Faut-il passer par une archéologie du Québec, une visite aux lieux des origines, une généalogie de l’être québécois pour finalement arriver à conclure que «le patriotisme ne peut être efficace que s’il flèche l’itinéraire vers une plus grande justice sociale»?

 

Un problème d’énonciation

Si Livernois essaye avec quelques piques de se libérer du discours néoconservateur, la route patriotique sur laquelle il envoie son essai peine à le faire sortir de sa sphère d’attraction. Le problème est dans l’énonciation elle-même. Alors qu’il est question du Québec en général, le lecteur comprend assez rapidement que la forme privilégiée par la collection Documents liée au magazine Nouveau Projet — celle de l’essai lyrique — ramène au sujet de l’énonciation : l’essayiste lui-même.

Le patriotisme, je l’ai évoqué, est un terme au lourd passé. Contemporain du terme nation dans son développement, le terme patrie garde en lui le fond aristocratique d’une «terre des pères» liée au sang et à la lignée. De voir Livernois ressasser son passé familial n’aide pas la cause de l’essai qui reste marqué par ce rapport à la souche. Certes, il faut réévaluer cette souche, d’après l’essayiste, tutoyer les ancêtres pour y voir des hommes et non des mythes, mais la question de savoir qui parle se pose sans cesse. Faut-il montrer son pedigree? Devrais-je convoquer mes racines de la Côte-de-Beaupré pour parler du Québec?

L’auteur, ça et là, s’en prend à la fermeture, au rejet des immigrants, mais quelle place laisse-t-il véritablement à ceux qui font le Québec aujourd’hui? Sa révision de l’histoire n’est-elle que cette réévaluation tranquille des ancêtres pour mieux marteler ce qui a été martelé cent fois sur un Québec-incomplet-parce-que-pas-indépendant? Faudrait-il voter «oui» pour finalement se décider à exister?

Le social n’est pas un projet, il se vit entre des individus qui interagissent continuellement, produisent l’espace commun et son imaginaire. Que ceux qui le construisent parlent anglais, viennent d’Algérie ou de Belgique, qu’ils soient d’ici ou qu’ils en partent, le Québec n’a pas attendu de caution archéologique ou de réévaluation de son passé mythique pour aller de l’avant. Il a pu s’imaginer malgré l’idiotie profonde des élites provinciales, malgré ses gouvernements imbéciles et ses faux départs. Il n’a, au fond, jamais eu besoin de patriotisme pour exister.

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