Notre histoire a commencé par quelques mots d’amour

Le Trident (Générale Run de Lait)
26.11.2022

Run de lait. Texte : Justin Laramée; Mise en scène : Justin Laramée et Olivier Normand ; Interprétation : Justin Laramée et Benoît Côté, avec les voix de Magalie Lépine Blondeau, Émile Gilbert, Édouard Laramée et Nina Laramée  ; Assistance à la mise en scène : Jacinthe Nepveu ; Scénographie, costume et illustrations : Marie-Renée Bourget Harvey ; Éclairages : Nyco Desmeules ; Conception sonore : Benoît Côté ; Régie : Julien Veronneau ; Une coproduction de VA arts vivants et du Théâtre du Trident en codiffusion avec La Manufacture ; présenté à la grande salle de La Licorne du 22 novembre au 21 décembre.

Justin Laramée, Run de lait, Montréal, Éditions Somme toute, coll. « La scène », 2022.

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Le titre « Un troupeau de vaches en cavales fait des ravages » est apparu sur mon écran de téléphone alors que je lisais les nouvelles avant d’entrer à la Licorne pour voir la pièce Run de lait. Quand Justin Laramée s’est présenté sur scène au milieu d’une dizaine de haut-parleurs peints en noir et blanc (à l’instar de tous les objets sur scène), je songeais à ces vaches échappées, en Mauricie, sautant les clôtures comme des chevreuils.

En m’assoyant dans la salle, je pense aux vaches en cavale, mais aussi à tous les projets documentaires québécois que je connais, et je dois vous dire que je suis sur mes gardes.

De grâce, me dis-je à moi-même, faites que ce spectacle ne soit pas une autre ode, par un artiste montréalais de centre gauche, aux bienfaits de l’autarcie et au rêve d’un « fermier de proximité qui va t’apporter une citrouille à l’Halloween, du lard salé à Noël, du sirop d’Érable au printemps, des tomates ancestrales pour tes carpaccios […] ». Mais on découvre très vite que Justin Laramée a de l’autodérision : les mots que vous lisez entre guillemets sont tirés du dernier tiers de la pièce.

Le Trident (Générale Run de Lait)

L’introduction du spectacle de Justin Laramée correspond au modèle du théâtre documentaire qu’on célèbre depuis J’aime Hydro. On fait fi du quatrième mur, on se présente, on rappelle les prémisses de l’enquête et on introduit une intrigue : « Bonjour, je m’appelle Justin Laramée […] À l’automne 2016, on me propose de participer à un projet sur la détresse psychologique chez les producteurs laitiers […] Au moment où j’accepte, je sais pas que le Québec a perdu la moitié de ses fermes laitières au cours des 20 dernières années. »

Les voix de l’enquête

La première personne que Justin Laramée rencontre, Geneviève Racine, se confie sur le suicide de son conjoint, advenu après une série de malchances qui ont miné leur entreprise laitière. Or, au lieu de nous faire entendre Geneviève Racine dans un des haut-parleurs, Justin Laramée entre dans la peau de Geneviève. On retrouve la force, mais aussi l’équilibre fragile du théâtre verbatim. Le comédien reprend les mots, le timbre de voix, les gestes et les hésitations de son interlocutrice et répond à un haut-parleur relayant l’enregistrement de sa propre voix à lui. Justin imite Geneviève qui parle à Justin.

Le Trident (Générale Run de Lait)

Le pari est risqué. L’imitation court le risque de verser tantôt dans le comique, tantôt dans un excès d’émotion qui nous submergerait. Le récit est à la limite de l’insoutenable : une femme retrouve son amoureux pendu dans une étable. Mais la scène est réussie, simplement magnifique. Le jeu est juste, l’empathie fonctionne. À partir de là, le public est conquis. On fait confiance à l’enquêteur. On va suivre Justin Laramée dans toute l’histoire de la production laitière du Québec, des premières vaches canadiennes jusqu’au lait diafiltré, en passant par la gestion de l’offre.

Justin-du-présent et Justin-du-passé

On entre alors dans le monde des producteurs et des transformateurs de produits laitiers. L’articulation entre la conception sonore et la régie est tellement réussie qu’on finit par associer les haut-parleurs à des personnes réelles. Au fil des entretiens, le comédien n’échappe pas aux pièges qui attendent tous les types d’enquête (langue de bois, biais de perception…), mais la force du spectacle est d’offrir une réflexion hilarante sur les angles morts du processus. C’est l’acolyte de Laramée, Benoit Côté, qui le dit le mieux : « T’es arrivé ici en connaissant déjà les réponses à toutes tes questions, et tu dois te ressaisir maintenant afin d’aller chercher ce que tu veux entendre afin de te conforter dans ton opinion. » Tout au long de la pièce, côté cour, à l’extérieur du carré scénique, Benoit Côté agit en indispensable Sancho Panza de Justin Laramée. Au piano, à la batterie et aux acétates, il assure la trame sonore et offre, en bon français, du soulagement comique (du « comic relief »? Je n’ai pas encore trouvé de traduction satisfaisante).

Le Trident (Générale Run de Lait)

Le commentaire métacritique ressemble au procédé employé dans J’aime Hydro, mais l’originalité de Justin Laramée est de jouer avec la temporalité de l’enquête : Justin-du-présent s’adresse à Justin-du-passé. Le comédien utilise ainsi les enregistrements de sa propre voix pour aborder les désillusions qui ont pavé son parcours. L’idée est astucieuse et amplifie intelligemment l’autodérision de l’artiste.

En intégrant sa vie personnelle (les voix de ses enfants et de sa conjointe ponctuent la pièce), le personnage de père et d’artiste obsédé par son sujet devient vite attachant, drôle et convaincant. Laramée réussit à nous transmettre une quantité phénoménale d’informations. À un certain point, on en vient à se dire que le théâtre documentaire parvient à offrir un regard sur des réalités que le journalisme n’arrive peut-être plus à saisir dans toute leur complexité. Depuis une vingtaine d’années, il y a en effet une rencontre inédite, au Québec, entre la forme du reportage, l’art scénique et l’engagement citoyen.

Ritournelles d’amour du théâtre documentaire au Québec

La pièce Run de lait n’échappe cependant pas complètement aux travers anticipés. Le territoire incarne ici aussi une sorte de clé de voûte, comme si les artistes au Québec confiaient au terroir un pouvoir dont le monde actuel ne pourrait jamais posséder le secret. Si vous me demandez mon avis, le théâtre documentaire ne pourra pas se contenter d’explorer les histoires d’amour que le Québec entretient avec son propre imaginaire identitaire (le lait, l’hydroélectricité, la danse folklorique…). Des propositions récentes (comme Projet polytechnique : faire face de Porte Parole et Ciseaux de la compagnie théâtrale Pleurer Dans’Douche) nous promettent déjà quelques échappées hors du terroir.

Au-delà de cette parenthèse, il faut le répéter : le travail mené par Justin Laramée est magistral. Le rythme est extrêmement efficace et l’enquête est impressionnante. Il est d’ailleurs particulièrement heureux de retrouver le texte de la pièce dans la collection « La scène » aux éditions Somme toute, que Laramée dirige.

Le Trident (Générale Run de Lait)

Si vous assistez à la pièce de théâtre Run de lait, je vous propose de garder en tête ces vaches en cavale en Maurice :  à l’image de Justin Laramée, elles semblent particulièrement vaillantes, mais aussi admirablement rêveuses.

crédits photos: Stéphane Bourgeois

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