Nos histoires vraies et fausses

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30.03.2022

The one dollar story. Texte : Fabrice Melquiot ; Mise en scène : Roland Auzet ; Interprétation : Sophie Desmarais ; Voix : Pascale Bussières ; Assistance à la mise en scène : Valery Drapeau, Sandy Caron ; Scénographie et lumières : Cédric Delorme-Bouchard ; Costumes : Sophie El Assaad ; Maquillage et coiffure : Justine Denoncourt ; Vidéo : Pierre Laniel ; Musique : Victor Pavel, Roland Auzet ; Intégration sonore : Bernard Grenon ; Régie : Sandy Caron. Présenté au Théâtre Prospero jusqu’au 16 avril 2022.

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On sait que la Suzanne donnant son nom à la célèbre chanson de Leonard Cohen est une femme de chair et d’os, et que les deux artistes se sont rencontrés à Montréal dans les années 1960. La suite de l’histoire est moins connue : Suzanne Verdal voyage entre Paris et l’Amérique du Nord, où elle travaille comme danseuse et chorégraphe. Elle revoit Cohen une dernière fois, lors d’un concert à Minneapolis. Dans les années 1990, en difficultés financières, elle vit dans une roulotte à Venice Beach, en Californie. Fabrice Melquiot a vu un potentiel narratif dans ce micro-récit qui appartient un peu à la mémoire collective. Il donne ici à Suzanne une fille imaginaire, Jodie Casterman (dont le prénom pourrait bien être un clin d’œil à Judy Collins, qui a suggéré à Cohen de composer une chanson à partir de son poème). Jodie, incarnée par l’éblouissante Sophie Desmarais, raconte la longue enquête identitaire la faisant retourner aux circonstances de sa naissance. The one dollar story est une épopée intime et une fable sur les histoires que l’on crée pour mieux habiter le monde.

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Récit-théâtre pour un interprète

Au début du spectacle, la scène présente un grand espace presque vide où ne se trouvent qu’une machine distributrice et quelques tables et chaises rangées le long des murs, comme si les lieux étaient en attente d’être occupés. Ce tableau évoque une cafétéria déserte ou encore une gare sans charme, impression confirmée par l’entrée d’une jeune femme trimballant un gros sac de voyage. Or, malgré son caractère figuratif, le décor est d’abord investi d’une dimension métaphorique : la scène apparait comme un grand espace intime et, surtout, discursif, c’est-à-dire comme un lieu fait pour une parole qui se déploie. L’espace se transforme au fil de la pièce, se complexifie, devenant le miroir des fulgurances soudaines du texte, de ses détours et de ses inventions. La brillante mise en scène de Roland Auzet se renouvelle ainsi constamment au fur et à mesure que Jodie raconte (et revit) son histoire.

Immense défi d’interprétation, le texte de Fabrice Melquiot est un long poème, un train en marche qui nous emporte avec lui, nous réservant la surprise de sa destination. Dense, vivante, syncopée, l’œuvre est traversée par plusieurs registres et par plusieurs voix que Sophie Desmarais interprète tour à tour, dans un mouvement continu. D’ailleurs, il est à peu près impossible de tout discerner de ce flot de paroles, qui est par moment à la limite de l’intelligible. Une fois cet aspect accepté, on se laisser aisément emporter par la charge esthétique et émotive qui se densifie tout au long du spectacle jusqu’au moment où nous est livré le secret du billet d’un dollar qui donne son titre à l’œuvre, et qui est au cœur de la quête identitaire menée par Jodie.

Traversées

Chaque personne porte en elle une ombre. Celle de Jodie, « fille de 40 ans », c’est le mystère qui entoure son père biologique, Billy Diabilis, qu’elle n’a connu qu’à travers le récit qu’a voulu lui en faire sa mère, elle aussi quelque peu absente : Jodie a été élevée, dans la majeure partie de son enfance, par un ami de sa mère, John Casterman. Avant de mourir, « tandis qu’il cueillait des lys et des lupins », ce père adoptif lui expose une nouvelle version des faits survenus lors des premières années de sa vie. Cette révélation lance Jodie dans une vaste enquête, dont elle attend sa propre renaissance : « Je dois naitre encore… trouver le vrai en chair. » Jodie a une identité fuyante, presque indéfinie ou inaboutie. Elle se présente comme actrice, promeneuse de chiens, serveuse à temps partiel. La première fois qu’elle parle, au début de la pièce, c’est pour énoncer une série d’oppositions irrésolubles : nulle part/partout, regarder/être regardée, son corps/le corps de l’autre.

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Au début de son enquête, Jodie entreprend de faire la biographie lacunaire de ses parents biologiques et adoptifs. « De moi, ce que je comprends le mieux, c’est les autres », proclame-t-elle, désignant ainsi la part d’altérité qui entre en jeu dans l’identité, mais révélant aussi son incapacité à véritablement se définir elle-même. Jodie est le fruit complexe d’une époque dont les rêves se sont fanés. Elle n’idéalise pas la génération hippie de ses parents. Entre l’époque de Jodie et celle de Suzanne existe une rupture indéniable, qui apparait notamment lorsque la protagoniste réfléchit à son rapport aux autres, et en particulier à ses relations intimes, thème qui revient tout au long de la pièce. Cependant, bien qu’elle regarde de loin le monde de ses parents, celui-ci la traverse, et elle le traverse en retour dans sa recherche de la vérité sur son histoire. Le personnage de Jodie est enraciné dans un contexte historique tout en étant le symbole de ce besoin humain d’interroger sa propre histoire pour en faire ressortir des éléments de sens.

Fabuler

Nous sommes une « espèce fabulatrice », comme l’a formulé Nancy Huston. Nous forgeons constamment des récits, en opérant une alchimie imparfaite entre la « réalité » et notre vision du monde. Il y a dans The one dollar story un jeu de fusion entre ce qui se donne comme la vérité, ce qui est vrai et ce que l’on construit comme étant sa vérité personnelle. Jodie parle par exemple de « rêves de réalité vécue » et de sa « vie vraie et fausse ». La pièce présente la vérité factuelle comme quelque chose d’insuffisant, de décevant, qui ne tient pas devant la volonté de s’inventer un destin. C’est ce que formule Jodie dès le début : « L’être humain tient trop au roman de sa vie pour ne pas s’arranger avec la vérité. »

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Cette propension à narrativiser l’existence, à y accoler un surplus de sens et de mystère, agit autant au niveau individuel que collectif – l’œuvre les entremêle d’ailleurs avec une grande habileté. Le texte contient ainsi tout un passage sur l’affaire de Roswell (événements survenus au Nouveau-Mexique dans les années 40 et ayant mené à la formation de théories conspirationnistes sur l’existence des extra-terrestres). The one dollar story s’intéresse ainsi au substrat mythique de la réalité. De Melville à William S. Burroughs, les multiples références à toute une littérature qui a forgé notre imaginaire de l’Amérique servent ainsi de toile de fond, mais pointent également notre fascination pour la fiction et s’inscrivent dans le motif de l’écriture de soi et du monde. La renaissance que Jodie attend – une épiphanie, dit-elle au début de la pièce – est aussi une réécriture de sa vie. Et par un ravissant renversement, c’est en allant à la rencontre de sa « vraie vie » qu’elle peut hisser son existence, enfin, à la hauteur d’un destin.

crédits photos : Maxime Robert-Lachaine

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