Ne rien montrer pour mieux voir

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Fantasia. Un spectacle de TR Warszawa. Mise en scène : Anna Karasińska; interprétation : Agata Buzek + Dobromir Dymecki + Rafał Maćkowiak + Maria Maj + Zofia Wichłacz + Adam Woronowicz; dramaturgie Jacek Telenga + Magdalena Rydzewska; scénographie et costumes : Paula Grocholska; chorégraphie : Magda Ptasznik; lumières : Szymon Kluz; régie et assistance à la mise en scène : Malwina Szumacher; production : Katarzyna Białach; présenté au Centaur Theatre du 24 au 26 mai.

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Il est formidable qu’un festival de l’envergure du FTA offre une place à des propositions expérimentales, rares, voire insaisissables, de celles qui nous déplacent tout doucement et malgré nous. La démarche adoptée dans Fantasia d’Anna Karasinska n’a que peu d’équivalent au Québec, si ce n’est l’approche hyperréaliste du théâtre de Nini Bélanger, mais dans le cas de la production polonaise, une telle place est faite à l’imaginaire qu’on s’éloigne assurément d’un certain naturalisme. Avec une sobriété et une simplicité extrême, Fantasia déploie la phénoménologie du réel avec une grande poésie, en misant sur une création en direct construite à la fois par la metteure en scène, les acteurs et les spectateurs.

Si le programme annonce un laboratoire d’improvisation, nous sommes à des lieues de l’improvisation théâtrale développée ici. Sur une scène complètement vide, sans accessoires, sans costumes, presque sans musique, six comédiens se tiennent devant nous. La metteure en scène est à la régie, micro en main, et nous annonce qu’elle créera la pièce au fur et à mesure, en donnant ses directions, avec tous les risques de la non-maîtrise inhérents à l’improvisation. Elle interpelle les comédiens en leur donnant des personnages, parfois avec un début d’histoire, parfois non : « Agata est quelqu’un qui a honte de danser sur les chansons qu’elle aime. » ; « Rafal est le champion olympique des salutations. Ce matin, il a déjà salué deux de ses collègues qui le méprisent. » ; « Zofia interprète quelqu’un qui pense toujours comme toi », ce toi interpellant directement les spectateurs.

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On réalise rapidement deux choses : tout d’abord, un texte, magnifique, a été écrit et non improvisé (l’utilisation des surtitres ne peut nous laisser penser autrement), mais les indications ne sont pas, pour la plupart, attribuées à des acteurs. Ils et elles ne savent donc pas qui jouera quoi. Comme de véritables marionnettes, ils sont constamment prêts à incarner, dans l’instant, ce que la metteure en scène leur propose. C’est là que se situe l’improvisation et la prise de risque, une dynamique qui renouvelle constamment l’œuvre. Ensuite, on comprend aussi qu’il n’y aura aucune extravagance dans le jeu, pas vraiment d’illustration, pas de caricature, pas de surenchère dramatique ni de cabotinage, même si on perçoit bien que les comédiens s’y prêteraient volontiers. En fait, les personnages attribués ne débutent presque jamais une scène, les changements se multiplient, et d’une incarnation à l’autre, les comédiens se transforment imperceptiblement devant nous.

Car que sait-on d’une personne au premier regard ? Les gens, tout autour, n’ont l’air de rien, et pourtant chacun d’entre nous porte une histoire, une profondeur, une intensité, mais nous ne voyons rien. La majeure partie de la vie n’est pas spectaculaire, et le réel est beaucoup trop complexe pour qu’une seule vision puisse l’exprimer. Anna Karasinska défait les pièges de la représentation en déplaçant l’essentiel de sa construction dans l’imaginaire des spectateurs. L’œuvre exige une projection constante de la part du public, dans un procédé cognitif proche de la lecture. Les mots évoquent une multitude d’expériences de la vie et l’imagination prend pour appui les corps sur scène. À travers l’expérience commune du théâtre, Fantasia se multiplie dans la lecture individuelle qu’effectue chaque personne.

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Vivre est un poème

Cette exigence du texte est annoncée dès le début. Le premier personnage nous préviens déjà que ce que nous imaginons ne correspond pas tout à fait à sa réalité. La partition nous entraîne parfois vers des lieux plus communs, plus faciles peut-être à concevoir, mais évite de s’appuyer sur cet effet. Les indications deviennent plus floues par moment (« Adam interprète quelqu’un qui pourrait… », « certaines personnes sur scène interprètent des gens qui… »), l’incarnation d’objets et même de paysages est demandée par la metteure en scène, les comédiens doivent interpréter une cuillère léchée, une plaine ondulant sous le vent, une montre en toc qui fonctionne toujours une minute après avoir été immergée dans une rivière, etc. La poésie s’installe dans ces saynètes évoquées ou jouées, comme le dialogue entre une guêpe et un enfant, ou encore le récit d’un rêve érotique.

Indéniablement, la force de Fantasia repose sur le pouvoir des mots, quelque peu matérialisé sur scène à travers les corps. Anna Karasinska a quelque chose à nous dire sur la valeur de nos vies et nos interrelations. Elle nous propose une plongée dans l’anonymat, le multiplie, et les rend politiques. Que les expériences du réel vers lesquelles elle nous dirige soient banales, cocasses, tragiques, dangereuses ou surréalistes, aucune ne dépasse l’autre en valeur. Par son dépouillement et par ses mots qui vont au-delà des apparences, qui ne sont de toute façon pas montrées, l’œuvre questionne une éthique du regard et le met en jeu, souhaitant que le travail se poursuive après la pièce. L’art n’est pas une bulle en dehors du réel, qui serve à s’en extirper, mais une manière d’entrer en relation avec lui.

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Frôlant l’anti-spectacle, la pièce performative utilise des procédés lents et qui peuvent sembler répétitifs mais qui sont des plus efficaces. Comme dans une improvisation musicale, des thèmes et des personnages sont posés au début pour revenir plus tard, sous d’autres formes, créant des interliens, des références à ce que nous avons « vu » précédemment, construisant du sens ou le défaisant, intensément, jusqu’à libérer les acteurs et le public de ce jeu de conceptions et de ressenti, jusqu’à nous laisser la responsabilité de ce que nous incarnons et de ce que nous percevons. Le théâtre comme l’existence sont profondément questionnés. Peut-on montrer quelqu’un qui n’existe pas ? Comment incarne-t-on un Belge qui a lu l’histoire du Congo ? Quelles expériences portons-nous, comment nous façonnent-elles ?

Plutôt littéraire au final, Fantasia est une expérience accessible mais toutefois inhabituelle. La réflexion est complexe, commune, intime et sensible, mais n’est pas prémâchée. La fulgurance laisse la place à la poésie, entre le dynamisme et la fragilité de l’improvisation et la contemplation intérieure constamment renouvelée.

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crédits photos : Magda Hueckel.

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