Métaphores d’une histoire vivante

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14.10.2015

Pluton, La 2e Porte à gauche. Présenté par Danse-Cité et L’Agora de la danse, du 16 au 19 septembre 2015.

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«Que savent les enfants!» Kafka, La Lettre

Pluton, Acte 1. En mémoire des choses à venir, titre Katya Montaignac, initiatrice de ce qui s’est décliné en quatre temps. Des protagonistes, on a vu deux solos, deux duos; certains restaient invisibles. Qui étaient-ils? Le performeur Nicolas Cantin, dirigeant Michèle Febvre dans l’autofiction; les chorégraphes Catherine Gaudet animant Louise Bédard, toute à ses personnages, Virginie Brunelle, tirant la matière allusive de Ginette Laurin et Daniel Soulières, et Jean-Sébastien Lourdais, dépliant le corps reptilien de Linda Rabin.

Pourquoi Pluton? Est-ce pour ses mouvements de glace et d’atmosphères sur l’astre nain rouge, en orbite dans la ceinture de Kuiper? Est-ce pour la sonde New Horizons, qui nous envoie des images du grand lointain, en partance des confins depuis des millions d’années?

Pluton, avec sa lance et sa corne d’abondance, signifie «richesse» en grec. Ce dieu souterrain, selon la mythologie, ouvre à chacun soit les Champs Élysées, soit l’enfer Tartare. La métaphore parle des délices de la vie et des supplices corporels. Idée de don, idée de mort et de malédiction.

Aux aguets de l’autre

Comme symbole, l’énergie puissante de Pluton, instinctive, inconsciente, érotique, pousse la vie à se détruire. Touchant les émotions, ce signe astral les régénère et les déborde. Que la danse s’y refasse les cycles de son histoire, la danse-théâtre ses existences fictives, la performance cette esthétique négative qui aura défait toutes les normes et mis à nu les impulsions, les organes, les traces mémorielles, les limites de la non-danse et de l’abstraction immobile!

Pluton a donc présidé à cette soirée d’interpellation aux signatures. Car c’est ce qu’on retiendra de ce gala de danse : la transmission acquise, le retournement des générations entre chorégraphes et professeurs/danseurs, leur amitié et toutes les performances.

Chez Fevbre, pudeur des souvenirs d’enfance, remerciements aux proches, aux Sullivan et Époque, aux enfants. La France et la guerre, les jeux de plage et la famille, toutes les traces éclairées et fixées par l’enregistreuse enveloppent la danseuse, qui ne danse pas, dans cette bande sonore que Cantin distille, ajoutant son doigté à la ténuité de la pièce. Cheese, dit Febvre, cassant l’identification, souriez, forcés. Sur un texte minimaliste, prêt à sombrer dans le noir, l’étrangeté de la scène où le rapport frontal dévoile une personne, qui est aussi un personnage, la subtilité des tonalités intimes se dépose. Ce regard qui la suit miroite à l’envi, dans ce que Febvre intensifie et trouble, luciole et braise, dans un instant présent qui est à la fois résultante et suspension du temps.

Bédard décline elle aussi sa matière, changeante à souhait. Experte en métamorphoses, dans cette pièce sans titre, elle livre tout son être fuligineux, intense, miroir des âges d’un récit qui change selon la soirée. Combien la folie l’a hantée, la passion des nuits fantasmées, c’est évident, et une grâce. Actrice sans texte indispensable, car c’est son corps qui agit, elle conte pourtant en contrepoint d’un événement livré sans guère bouger. Cette pièce, comme la précédente, appartient à ce registre des performances minimalistes qui touchent par leur vérité. Pourtant, tout y est art. Ce grand moment de Bédard semblera exigeant à qui n’y reconnait pas cette facette de la Nouvelle danse.

Laurin et Soulières profitent de leur partenariat ancien, grâce auquel les tours et les lancers ont donné naissance à O Vertigo. Laurin, qui recevait une distinction de carrière à cette occasion, annonçait quitter la direction de sa compagnie. On pensait aussi à Édouard Lock liquidant La La La Human Steps dans le même temps. Nous souviendrons-nous longtemps? La devise québécoise s’appliquait, car ils étaient bien là, sur scène, ces partenaires des débuts de la danse contemporaine amorcés dans un studio de la rue Mont-Royal.

Rabin a ravi avec ses reptations et roulades, ses harmonies de nageuse synchronisée au sol. J’ai repensé à l’Argentine Noémi Lapzeson, née en 1940, qui s’était produite dans la même salle de l’Agora, en 1997, avec son corps anguleux formé aux techniques de Martha Graham, transportant son histoire de la danse américaine et la délivrant partout où elle a passé.  

Anita Ronell écrit à propos de Kafka : «La loi du Père resserrait toujours plus son étau, le narguant tout en lui offrant malgré tout les séductions d’une prise de contrôle. La seule façon de sortir, c’était de rentrer dedans, de s’y colleter.» (Losers. Les figures perdues de l’autorité). Montaignac, Cantin, Gaudet, Brunelle et Lourdais, sans feindre ni botter, sans ironie ni collision, stabilisent leurs signatures.

Pluton a été un océan. C’est une terre froide mais rouge, touche excitante des images renaissantes, disent les archéologues de notre vaste univers.

crédit photos : Nicolas Ruel

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