Mémoire fabriquée, images fabulées

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01.12.2022

Cloud Gate 2, OK Pedersen, 2022, 43 minutes.
Self-Portrait, Joële Walinga, 2022, 67 minutes.
Infinite Distances, Pablo Alvarez-Mesa, 2022, 24 minutes.

Présentés dans le cadre des RIDM, du 17 au 27 novembre 2022.

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2022 marque le vingt-cinquième anniversaire des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), qui proposent chaque année une programmation où s’invite toute une gamme de possibles cinématographiques. Cette année, trois films canadiens se font écho par leur manière inusitée d’utiliser des matériaux préexistants afin d’explorer les liens entre mémoire, communication et technologies

Une image vaut mille mots

Cloud Gate est le nom officiel de l’emblématique sculpture urbaine de Chicago. Surnommée The Bean, l’immense œuvre d’art en acier inoxydable évoque le mercure liquide et reflète l’image des observateurices. Rien à voir, donc, avec l’autre nuage, celui désignant les serveurs web qui permettent de stocker les fichiers de chacun.e. Pourtant, ces deux entités bien différentes se rencontrent de manière inattendue dans Cloud Gate 2, de la photographe et cinéaste Ok Pedersen. Présenté en première aux RIDM, ce moyen-métrage très inventif offre une réflexion foisonnante sur la mémoire. OK Pedersen superpose des images filmées par elle à d’autres provenant du web pour explorer les liens entre la « vraie » mémoire et la mémoire externe. Cette dernière est un paysage qu’il faut sans cesse parcourir et redécouvrir, comme l’illustre un passage ludique du film, dans lequel on se promène dans une version 3D des collines verdoyantes ayant servi de fond d’écran à des millions d’utilisateurices de Windows.

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La réalisatrice use de divers moyens formels pour interroger ce qui constitue une mémoire vivante. Cette question est particulièrement importante dans la dernière des trois parties du film, plus personnelle, qui gravite entre autres autour de la grand-mère de la réalisatrice, récemment décédée. OK Pedersen oppose les photos sur lesquelles figure son aïeule, capturées par des gens de son entourage, et celles prises par sa grand-mère elle-même. Alors que les premières lui semblent figées et opaques, les secondes sont pour elle une trace plus parlante de la femme qu’elle a connue. Elles sont le résultat d’une certaine impulsion, d’une sensibilité en action.

Cloud Gate 2 entre en résonnance avec un autre film présenté aux RIDM cette année, Self-Portrait, de Joële Walinga. Film de montage, ce long-métrage est entièrement composé à partir d’images de caméras de surveillance accessibles sur internet. La réalisatrice a sélectionné des extraits dans cette banque de données quasi infinie et les a assemblés pour créer un « portrait », celui d’une humanité qui utilise les technologies afin d’étendre la portée d’une perception autrement limitée par le temps et l’espace. Quasi absente des images du film, l’humanité est dépeinte par le détour de ce qu’elle décide de capturer par ses lentilles. Le film rappelle évidemment l’importance de la surveillance dans le maintien de la propriété telle que nous la connaissons dans nos sociétés néolibérales. Mais certain.es pourraient trouver qu’il peine à dépasser l’exercice formel, et donc à concrétiser la visée – anthropologique, pourrait-on dire – promise par son titre. Il faut peut-être recevoir ce film comme une œuvre avant tout sensorielle, qui tente de nous faire ressentir une connexion avec le monde qu’il représente.

(Ir)réalités sonores

Self-Portrait pose dans tous les cas des questions intéressantes au champ documentaire, notamment par le biais de sa dimension auditive. Un tel film nécessite en effet de créer de toutes pièces le paysage sonore qui accompagne les images, à l’origine silencieuses. Joële Walinga et Ines Adriana ont donc dû imaginer comment les extraits « sonnaient » ou choisir les ambiances souhaitées, puis utiliser des banques de sons disponibles sur internet (elles sont généralement garnies par des utilisateurices qui partagent leurs propres bruitages ou enregistrements de terrain). Il y a ainsi un rapport intéressant qui s’établit entre ce qui est vu et entendu dans Self-Portrait : si les images et les sons sont tous deux « documentaires », leur assemblage ne correspond pas strictement à la « réalité ». Ainsi le son devient-il pratiquement un élément de fiction dans ce film conçu pour engendrer une réponse émotive.

Suscitant lui aussi une réflexion sur le son au cinéma, le court-métrage Infinite Distances de Pablo Alvarez-Mesa a la particularité d’être un film… sans images. Ce documentaire est plus précisément composé d’une suite de messages enregistrés sur des boîtes vocales et se présente ainsi comme une œuvre purement auditive. Un tel objet, fait pour être écouté plutôt que vu, est contraire à l’idée même qu’on se fait du cinéma qui, depuis les premiers films muets, repose sur la capacité d’animer des images, et ce au point où l’on se demande si une œuvre exclusivement sonore peut appartenir au septième art. Et pourtant, il serait difficile de ranger cette œuvre dans une autre catégorie, celle-ci ayant été conçue spécifiquement pour la projection en salle. Le film interroge donc notre conception du cinéma, dont l’essence pourrait être moins liée à un médium (l’image) qu’à une expérience (la projection).

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Comme Self-Portrait, Infinite Distances est un documentaire dans la mesure où il assemble des matériaux provenant du réel. Les messages trouvés par le réalisateur, qui datent de l’époque de la ligne fixe, ont été sélectionnés et combinés de manière à composer un florilège ludique et mélancolique d’interactions humaines. Le dispositif bien commun qu’est le répondeur a été créé pour accueillir une parole a priori intime ou utilitaire, souvent banale et destinée à un usage privé. La démarche inusitée de Pablo Alvarez-Mesa transforme le public en oreille un peu indiscrète et permet de sauver de l’oubli cette parole, qui laisse transparaître un besoin bien humain, celui de communiquer. Sortis de leur contexte, ces messages restent à jamais sans réponse pour les auditeurices. Le montage crée des effets comiques, mais fait aussi ressortir la solitude se cachant derrière ces enregistrements qui semblent naître et mourir dans une nuit et un silence infinis, reproduits par la noirceur de l’écran. Mais cette noirceur n’est qu’apparente : Infinite Distances nous rappelle que notre cerveau est une véritable fabrique d’images. Chacun.e écoute ainsi ces voix anonymes en leur donnant corps dans l’espace fictionnel de son imaginaire.

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