Marie-Thérèse Fortin et l’enchantement

1_yrc7245
11.03.2018

La détresse et l’enchantement, Texte : Gabrielle Roy ; montage dramaturgique : Marie-Thérèse Fortin et Olivier Kemeid ; mise en scène : Olivier Kemeid, coproduction Théâtre du Nouveau Monde, Théâtre du Trident et Trois Tristes Tigres, avec Marie-Thérèse Fortin. Au Théâtre du Nouveau Monde (Montréal) jusqu’au 10 mars.

///

C’est l’histoire d’un amour et d’une amitié à laquelle on se retrouve convié. L’amour véritable d’une comédienne pour un texte et l’amitié complice entre Kemeid et Fortin. Si le projet a d’abord vu le jour comme une simple mise en lecture lors du Festival international de la littérature à Montréal, il a depuis roulé sa bosse pour grandir et atteindre la hauteur de l’œuvre à laquelle il se frottait.

3_yrc7178-copie

Seule sur scène

La détresse et l’enchantement est l’œuvre totale et autobiographique à laquelle l’écrivaine franco-manitobaine Gabrielle Roy travaillait au soir de sa vie. Si elle n’a pas eu le temps d’en terminer l’écriture de son vivant, elle souhaitait tout de même que cet ultime livre paraisse après sa mort. C’est donc en 1984 que nous avons pu nous plonger pour la première fois dans cette vie d’une rare densité. D’une jeunesse pauvre ayant pignon sur rue à Saint-Boniface jusqu’à l’achat d’un chalet à Petite-Rivière-Saint-François en passant par ses années d’enseignante au Manitoba, un voyage de quelques années en France et en Angleterre à l’aube de la Seconde Guerre mondiale ainsi que son retour à Montréal, la somme du livre offre à quiconque s’y perd la création par à-coups de l’une des plus grandes écrivaines canadiennes.

Sur scène, des dalles de béton se superposent pour rappeler les rivages rocailleux que l’auteure dit préférer à l’immensité de la mer. Cette grève inébranlable sera pourtant le décor d’une salle de classe, d’une petite pension parisienne et d’un cabinet de médecin au gré des changements de cap dictés par le montage qu’Olivier Kemeid et Marie-Thérèse Fortin ont fait de la vie de l’écrivaine. Marie-Thérèse Fortin est souveraine en Gabrielle Roy ; plantée seule sur scène, son amour du texte est magnétique, son bonheur palpable. Si on peut concevoir que se glisser dans les chaussures d’une personnalité si immense est une tâche considérable, doubler cette tâche de l’interprétation de divers rôles de soutien tout au long de la représentation est un devoir colossal. Fortin s’en acquitte avec grâce, changeant légèrement de ton ou d’accent. Jamais elle ne perd son public, qui erre avec elle dans les méandres d’une vie.

4_yrc7663-copie

Respecter l’œuvre

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on aurait envie de dire que la force de cette proposition réside dans l’absence même de proposition. Lorsqu’on s’attaque à un mythe, on peut désirer le sublimer ou encore le déconstruire; s’il s’agit d’adapter un livre, on peut vouloir le théâtraliser; pour transmettre une vie, on flirte toujours avec les risques inhérents à une volonté de la mettre en scène. Ici, le duo Kemeid-Fortin laisse toute la place à Gabrielle Roy : c’est à une célébration autant qu’à une communion qu’ils nous convient, et tout (ou presque) se déroule dans le corps du texte. Impossible d’imaginer tout ce qu’on aurait perdu si, par exemple, on avait désiré greffer à la comédienne une plus grande distribution pour les rôles secondaires, ou ajouter quelques décors différents pour situer les lieux. On demeure plutôt avec l’agréable impression que Kemeid et Fortin ont réellement décidé de s’effacer derrière la grandeur de l’œuvre qu’ils avaient entre les mains, une décision nécessitant une véritable sensibilité à l’immensité des mots. C’est dans cette intelligence que réside la réussite de leur pari.

Peu auraient pu rendre la grâce du texte de Gabrielle Roy avec autant de talent et de révérence. Fortin démontre, encore une fois, la grandeur de son jeu, mais peut-être, encore plus, son respect de la littérature. Il faut avoir lu beaucoup pour accepter de porter un texte de cette grandeur sans tenter de trop le jouer, il faut connaître une œuvre pour la respecter, lui faire confiance à ce point et s’effacer soi-même derrière les mots. C’est par cette pudeur du jeu que le moment de théâtre advient et que, soudainement, Gabrielle Roy apparaît. Sans cette réserve, on aurait assisté à une énième séance de divertissement tentant de mettre en scène un folklore littéraire qui nous échappe, alors qu’on nous offre en revanche avec maîtrise une réelle communion – un enchantement.

8_yrc7351-copie

crédits photos : Yves Renaud.

Articles connexes

Voir plus d’articles