L’insignifiance face à elle-même

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10.05.2019

Cr#%# d’oiseau cave. Texte : Aaron Posner ; traduction : Benjamin Pradet ; mise en scène : Michel-Maxime Legault ; avec Roxane Bourdages, François-Xavier Dufour, Robert Lalonde, Catherine Lavoie, Danielle Proulx, Sasha Samar, Richard Thériault ; une production du Théâtre de la Marée Haute. Présenté au Théâtre La Licorne du 30 avril au 25 mai 2019.

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Ces jours-ci, le Théâtre La Licorne nous propose un spectacle modeste, sans artifices, qui déconstruit et réactualise de manière ludique l’intrigue de La Mouette, le classique de Tchekhov. Présenter ainsi une pièce nihiliste axée sur l’insignifiance de l’existence est en soi un exercice périlleux, au sens où on court le risque d’être pris à son propre jeu. Malheureusement, c’est en partie le piège dans lequel tombe Cr#%# d’oiseau cave, d’Aaron Posner.

Il s’agit en fait d’un long laïus sur la vacuité de la vie, entrecoupé de questionnements existentiels sur le statut de l’art (populaire ou consacré, traditionnel ou moderne), les hiérarchies sociales, le sentiment amoureux, la célébrité et la suffisance qu’elle occasionne. Les personnages sont malheureux, épuisés d’être constamment en représentation, entourés d’artifices qui leur donnent l’illusion que leur vie a un sens. Ils souffrent de leurs passions et de leurs ambitions, et s’interrogent sur ce qui compte vraiment. Le personnage de Trigorine oriente ses décisions en se demandant : « Est-ce que ça va avoir de l’importance dans cent ans ? » C’est toute la question de la pérennité et de la trace qui est posée, ici ; celle de l’impression que ces personnages vont laisser sur le monde alors qu’ils demandent au public, presque à tour de rôle, de ne pas les juger pour leurs actions. Des personnages qui vivent dans le regard d’autrui, qui « veulent juste aimer et être aimés », mais qui réalisent que les sentiments qu’ils verbalisent ne sont pas nécessairement ceux qu’ils ressentent. On se retrouve alors face à un grand vide que le ton sarcastique du spectacle n’arrive pas à dynamiser.

Une accumulation de maladresses

La démarche entreprise par Posner aurait pu être intéressante. La pièce débute par une adresse au public, qui nous signale que le spectacle ne commencera que lorsqu’un spectateur le demandera. Le ton est donné, le quatrième mur vient de s’effondrer, notre intérêt est piqué. Mais si peu, au final. Car les comédiens interpellent le public à différents moments en lui posant des questions, mais trop rarement, et souvent de manière ambiguë ou pas assez assumée. On en vient à ressentir un malaise et à ne plus trop savoir s’il faut participer ou non à la représentation, tellement le dispositif semble incertain et déstabilisant. Ce à quoi s’ajoute parfois l’insignifiance des réponses de certains membres du public, ce qui nous pousse à croire que l’insertion d’un tel dispositif est plus souvent qu’autrement condamné à l’échec. En effet, rares sont les textes de théâtre qui se prêtent vraiment à un tel exercice, bien qu’ils existent. Dans le cas de Cr#%# d’oiseau cave, ces apartés ne font que briser le rythme, comme une contrainte à laquelle les comédiens doivent s’astreindre sans trop savoir pourquoi. Il en va de même avec la finale, où le choix du suicide du personnage de Conrad est laissé à la discrétion des spectateurs, à leur imaginaire post-représentation, comme si on s’était souvenu d’interpeler le spectateur une dernière fois pour remettre en question la pertinence de la catharsis et de la traditionnelle finale tragique. Mais le sort des personnages nous importe si peu que la question nous laisse de glace.

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C’est par ailleurs un problème général de ce spectacle : son manque de clarté et ses contradictions. Parfois, on entretient sur scène un flou volontaire entre personnages et comédiens, comme si l’on souhaitait produire un métadiscours sur l’art théâtral en nous présentant des dialogues au ton familier, au rythme soutenu (bien qu’on note un manque de maîtrise chez certains dans l’enchaînement et la superposition des répliques). À d’autres moments, on a plutôt l’impression d’être devant une pièce classique, avec des personnages qui ont une histoire, un passé, et qui suivent une intrigue. Tandis que progresse la pièce, on ignore s’il faut s’intéresser à l’intrigue, qui s’inspire de l’œuvre de Tchekhov, ou à l’exercice de déconstruction qui l’enrobe, car les deux ne se marient au final qu’avec difficulté – comme si la première n’était qu’un prétexte à la seconde, mais qu’on en venait à oublier cette dernière en cours de route. Peut-être était-ce l’effet recherché : faire en sorte que l’insignifiance du fond se reflète jusque dans la forme. Mais si c’est le cas, le résultat ne sert certainement pas le spectacle.

Un discours mal adressé

La pièce est également très lourde et sombre. On est agacé par le ton didactique du texte, qui manque énormément de finesse. L’ensemble est ponctué de questionnements existentiels soulignés à gros traits, de critiques qui sont balancées aux spectateurs sans qu’on y apporte trop de nuances ou sans qu’on suggère de pistes de réponse. Si le spectateur est interpelé au début et souhaite participer de bonne foi à la réflexion, il en vient vite à se lasser de ces grandes lamentations qui s’apparentent à des leçons qu’on récite sans subtilité. Richard Thériault est celui qui s’en tire le mieux dans ce registre, parvenant à rendre digeste les réflexions de son personnage, ce qui nous permet de retrouver un peu d’empathie à son égard. Autrement, on a bien du mal à s’investir et à s’identifier au désespoir des personnages, et on reste assez imperméable à ce trop-plein de revendications vides.

Heureusement, quelques moments comiques réussissent à percer à travers cette noirceur, la plupart grâce aux personnages de Macha et de David (interprété·e·s par les excellent·e·s Roxane Bourdages et Sasha Samar). Comme David, qui s’émerveille à un moment d’avoir aperçu une famille de canards se promener dans la rue, on se réjouit de la simplicité du jeu des comédiens, de l’honnêteté de ces petits moments candides, qui agissent comme de rares percées à travers ce trop-plein d’insignifiance tragique.

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Au final, on en sort tout au plus habité par quelques bribes de réflexion qui ne perdurent malheureusement pas au-delà des murs du théâtre. L’impression d’avoir assisté à un exercice de style, à une parodie pour initiés prend le dessus. Et on ne sait plus trop qui était le public cible d’un tel spectacle qui, bien qu’il nous ait donné l’impression de souhaiter dialoguer à quelques reprises, ne s’intéressait peut-être finalement qu’à lui-même.

crédits photos : Julie Rivard

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