L’infinie comédie et la tâche ingrate du traducteur

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17.12.2015

David Foster Wallace, L’infinie comédie, traduction de Francis Kerline, Paris, Éditions de l’Olivier, 2015, 1488 pages.

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La parution de la traduction française d’Infinite Jest, près de vingt ans après la publication de l’original, est une excellente nouvelle pour les lecteurs francophones. Après les traductions italienne (2000), espagnole (2002), allemande (2009) et portugaise (2012), ils peuvent enfin lire L’infinie comédie. Heureusement pour eux, ce roman n’a rien perdu de sa pertinence, et si ses difficultés ne se sont pas estompées, on peut en dire autant du plaisir que procure sa lecture.

La simple idée de traduire cette brique de 1079 pages (1488 en français) avait de quoi faire reculer les plus entreprenants. La difficulté ne réside pas tant dans la longueur du texte que dans son opacité, puisqu’il s’agit de rendre ses pages pleines de jeux de mots, de néologismes, de sous-entendus ironiques, de citations cachées, de clins d’œil et de phrases complexes qui courent souvent sur près d’une page. Infinite Jest est un roman débordant d’intelligence, tellement qu’on a dit parfois que c’était un de ses défauts. Pour un traducteur, la sagacité de ce roman constitue un défi de taille, car il doit trouver les moyens de reproduire la surconscience langagière qui caractérise l’écriture de David Foster Wallace. L’érudition s’y manifeste souvent sous le mode de l’autodérision, et il ne faut surtout pas que ce ton se perde lors du passage d’une langue à l’autre.

Ce préambule donne un aperçu de la tâche qui attendait Francis Kerline lorsqu’il s’est attelé à la traduction d’Infinite Jest, et il faut donc d’abord saluer son travail qui, à bien des égards, est satisfaisant. Pour les lecteurs francophones – surtout français, j’y reviendrai – qui ne connaissent pas Wallace, cette traduction offre une porte d’entrée unique dans une œuvre importante de la littérature américaine contemporaine. Malgré les problèmes soulevés par la traduction, il s’agit d’une belle opportunité pour les lecteurs de se plonger dans l’univers de cet écrivain.

Les lecteurs familiers avec l’écriture de Wallace risquent en revanche de rester sur leur appétit, puisque la traduction de Kerline ne parvient pas tout à fait à restituer la virtuosité langagière de l’écrivain. Trop souvent, on sent les efforts du traducteur qui, en voulant s’approprier le texte, donne l’impression de se débattre avec lui, de sorte qu’il arrive même parfois qu’on n’entende plus très bien la voix de Wallace. À ce propos, il faut souligner l’usage immodéré que fait Kerline de formules argotiques pour rendre les passages où l’écriture est plus orale. Pour le lectorat français, ce choix est probablement justifié, mais il confirme aussi à quel point il peut être bizarre pour un Québécois de lire une traduction française et de ressentir aussi fortement les écarts culturels entre le Québec et la France /01 /01
Le cas d’Infinite Jest me laisse songer qu’il serait pertinent de traduire certains textes au Québec, pour des lecteurs québécois. Je connais beaucoup de lecteurs qui ne se formalisent pas du côté franchouillard des traductions qu’ils lisent. À ceux-là, L’infinie comédie semblera peut-être tout à fait adéquate. Pour ma part, j’aimerais pouvoir un jour lire Infinite Jest traduit dans la langue des assassins des fauteuils rollents [sic], ces terroristes québécois qui jouent un rôle si important dans le roman.
. Une chose est certaine : alors qu’on espère lire Wallace en français, on se retrouve devant un texte qui peine à résoudre les problèmes que pose la traduction du texte anglais.

 

Le diable est dans les détails

La traduction est une pratique subjective et souvent il arrive qu’il faille trancher entre deux possibilités qui ne sont pas tout à fait satisfaisantes. Par exemple, le choix du titre français, L’infinie comédie, se veut un clin d’œil au chef-d’œuvre de Dante, La divine comédie. Ce choix éditorial peut être compris comme une tentative de mise en marché : voici un grand texte qu’il faut absolument lire. Cela est sans doute vrai, mais d’un point de vue poétique, il est difficile d’imaginer Wallace choisir une telle inversion poétique pour le titre de son roman. De plus, le choix de traduire jest par comédie ne va pas de soi, puisque ce mot réfère au jester, le fou du roi.

Les problèmes surgissent tout particulièrement lorsqu’il s’agit pour le traducteur de reproduire la lourdeur du style wallacien sans l’alourdir davantage. En lisant Infinite Jest, on a souvent l’impression qu’on avance dans la phrase comme si on marchait sur la glace mince d’un lac. Or la glace ne cède jamais; les phrases de Wallace demandent de la vigilance, un effort soutenu, mais elles ne nous laissent pas tomber. En entrevue à France Culture, Kerline a affirmé récemment que l’écriture de Wallace se caractérisait selon lui par une « syntaxe bancale, mal fichue » et que son écriture était « mal finie, volontairement mal faite. » Cette affirmation mérite d’être réfutée; les phrases de Wallace sont retorses, bien sûr, mais il s’agit surtout pour lui de reproduire les hésitations de la pensée qui doute d’elle-même au moment où elle s’énonce. Cette mécompréhension du projet esthétique de Wallace n’est pas surprenante dans la mesure où, dans le même entretien à France Culture, Kerline affirmait n’avoir jamais lu Wallace avant d’entreprendre sa traduction.

Plusieurs des problèmes de la traduction de Kerline s’expliquent possiblement par sa fréquentation tardive et en quelque sorte contractuelle de l’œuvre de Wallace. Ainsi, l’équilibre précaire de la syntaxe wallacienne devient souvent, dans la traduction française, « bancal », parce que c’est ainsi que le traducteur perçoit le texte original.

En plus de ce problème posé par la syntaxe complexe de Wallace, certains passages traduits font sourciller parce qu’ils sont mal avisés ou carrément erronés. Dès la première page, Kerline traduit « complimentary Nike sneaker » par « flatteuse tennis Nike », alors que le mot « complimentary » réfère sans ambiguïté au fait que les chaussures ont été offertes par un commanditaire. Certaines décisions ponctuelles donnent aussi l’impression d’avoir été prises un peu rapidement; les nombreuses dérivations adverbiales inventées par Wallace, par exemple, rendent souvent un son discordant en français, si bien qu’il aurait peut-être été préférable de les contourner : « L’affaire semblait offerte sur un plateau, cambriolamment parlant. » (Je souligne.)

Le traducteur prend beaucoup de libertés, surtout lorsqu’il s’agit de traduire des passages à l’oralité plus marquée. Il serait malhonnête de reprocher à un traducteur français d’utiliser les sociolectes propres à sa culture, mais Kerline fait preuve d’un manque de retenue qui ne respecte pas l’esprit du texte. Au début du deuxième chapitre, alors qu’Erdedy attend qu’on lui livre de la marijuana, on peut lire la phrase suivante : « Also he considered himself creepy when it came to dope, and he was afraid that others would see that he was creepy about it as well. » Voici la traduction qu’en offre Kerline : « Et puis il se trouvait lui-même craignos, rapport à la dope, et il avait peur que d’autres ne le considèrent également comme tel, rapport à ça. »

Cette dernière phrase donne à lire le véritable problème de la traduction : la présence de Kerline s’y fait trop sentir. On aurait souhaité une traduction un peu plus sobre, un peu plus fidèle, qui ne cherche pas à tout prix à acclimater le texte à la culture française. Dans cette traduction qu’on aurait voulu lire, le traducteur aurait été effacé, presque imperceptible, comme le fantôme de James Incandenza qui erre dans le roman sans jamais laisser voir son visage.

Source de l’image d’accueil : 
http://hyperallergic.com/178866/reading-david-foster-wallace-for-the-colors/

 

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Le cas d’Infinite Jest me laisse songer qu’il serait pertinent de traduire certains textes au Québec, pour des lecteurs québécois. Je connais beaucoup de lecteurs qui ne se formalisent pas du côté franchouillard des traductions qu’ils lisent. À ceux-là, L’infinie comédie semblera peut-être tout à fait adéquate. Pour ma part, j’aimerais pouvoir un jour lire Infinite Jest traduit dans la langue des assassins des fauteuils rollents [sic], ces terroristes québécois qui jouent un rôle si important dans le roman.

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