Les poètes en équilibre

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26.06.2015

Maxime Raymond Bock, Des lames de pierre, Montréal, Le Cheval d’août éditeur, 2015.

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Les livres sont dangereux. Ils sommeillent sur les tablettes, se font oublier, traversent les décennies avec grâce, changent de  mains, d’amants, sans problème, tergiversent d’une langue à l’autre sans rancune, paraissent inoffensifs jusqu’à ce que vous déposiez votre regard sur eux. Alors commencent les déceptions ou les illuminations, les courtes nuits et les stations de métro ratées, les dîners qui s’allongent, ainsi que les tendinites qui guettent. Et peut-être il y aura révélations, fascinations. Dès lors, ils prennent un certain contrôle sur la suite, et Dieu sait comment tout cela va finir.

Robert Lacerte l’apprendra à ses dépens. Il a 14 ans lorsqu’il quitte Saint-Donat pour les camps de bûcherons dans le Nord à l’ouverture des Lames de pierre de Maxime Raymond Bock. Il laisse derrière lui une famille nombreuse, mais distante. Étant l’un des plus jeunes frères, il est de ceux qu’on oublie. Lors du rachat du magasin familial, il n’est certainement pas dans les plans, ce qui le pousse vers l’exode. Jeune et frêle, il ne trouve pas sa place parmi ces travailleurs, mais bien derrière les chaudrons aux côtés d’un fils de notaire. Ce dernier recevra par la poste quelques recueils de poésie, bouleversant du même coup l’existence de Robert.

C’est tantôt Anne Hébert, tantôt Alain Grandbois. Ce sera plus tard Denis Vanier ou peut-être Josée Yvon. Et entre-temps ce sera les papiers noircis, recto verso, bouts de serviettes de table, carnet sur carnet. Cette vie sera mouvementée : de la solitude du Nord jusqu’à un minable assassinat en Amérique du Sud – périple tout droit sorti d’un film des frères Coen –, en passant par l’amour à Sherbrooke avant d’aboutir sur un banc de parc dans Centre-Sud. Ces pérégrinations sont toutefois liées par une seule et unique chose : les mots, ceux qu’il ne cessera d’écrire, ceux qui le hanteront, l’habiteront.

La novella que nous offre Maxime Raymond Bock se déplie comme autant de rencontres où les personnages, l’auteur et le lecteur ne cesseront de se croiser, ayant comme simple ami commun la littérature. Ce Robert, on le découvrira âgé et éclopé, par l’entremise d’un narrateur au nom tu, mais qui pourrait bien être Raymond ou Maxime. Il s’agit d’un poète au succès plutôt tranquille qui voit d’abord en Robert, ce vieil homme, une figure de mentor à la fois animé et consumé par la littérature. La relation que le lecteur engendrera avec ces personnages est aussi ambigüe que la relation entre ces derniers.

 

Je ne suis pas allé vers Robert par amitié. Mon attirance vers lui a été purement égoïste, une curiosité, certainement morbide, qui m’a étonné parce que je ne me lie pas avec grand monde, et jamais avec des excentriques. Je voulais le faire parler.

 

Il est fascinant de voir comment, au détour d’une centaine de pages, l’auteur parvient à questionner de vastes sujets et d’entamer de pertinentes réflexions. La concision lui sied à merveille; le livre est court, mais la phrase est ample, le lecteur y voyant s’éclater la langue comme elle se doit lorsqu’on traite de son importance à même les pages. Il y a d’abord cette filiation littéraire, celle d’une vie, d’une nécessité, qu’on ressent tant chez les personnages que chez l’auteur. Cette façon de voir la littérature comme, oui, quelque chose de salvateur, mais surtout d’inévitable, d’essentiel. Et elle ne fait pas qu’être dans cette novella, ni même qu’être fréquentée, elle est surtout créée à travers les personnages, comme une obligation.

 

Quand il m’a permis de lire dans ses archives, j’ai constaté qu’il y avait bien là l’écriture même, un geste obstiné, qui survient parce qu’il le doit, qu’importe les conditions. Mais les textes m’ont paru une glaise ingrate, un premier jet à la limite de l’irrécupérable.

 

On n’y suit pas la sempiternelle histoire de l’écrivain raté ou l’autofiction du romancier en devenir, mais bien une histoire – semble-t-il qu’elles existent encore –, celle de ce poète qui a tout consacré à la poésie, comme une façon de saisir le monde, mais aussi de l’accepter, de le traverser, de l’endurer. Maxime Raymond Bock prend un risque énorme, car il se positionne – peut-être bien malgré lui – un peu entre les deux personnages. Poète raté ou de la relève, le lecteur ne saurait dire, mais il reste qu’on y décèle une relation intime et éprouvante avec la poésie. Les personnages de l’auteur écrivent de la mauvaise poésie, mais ils ne peuvent faire autrement. Voilà où réside ce texte, à l’extérieur de la pérennité et en marge de l’affranchissement par ses pairs. Il aborde l’écriture comme besoin, une création désengorgée du carnaval des plus gros lancements et du festival des plus beaux dossiers de presse. Au-delà du ronronnement des égos artistiques qui ont fait vœu de piété, mais pas de modestie, Bock interroge l’écriture dans ce qu’elle a de viscéral, de déchirant et de beau.

 

On n’entre pas sans péril dans la vie d’un autre, si insignifiante soit-elle.

 

Les livres sont dangereux. Ils mettent en doute l’ordre des choses, renversent le monde pour mieux le dévisager et n’hésitent pas à dépoussiérer les regards qu’on jette sur eux. Un peu comme Les songes en équilibres d’Anne Hébert qui a fait dévier l’existence de Robert jusqu’à nous, nul ne sait où ce livre de Maxime Raymond Bock nous emportera. Un plaidoyer incandescent sur l’utilité et les forces latentes de la littérature, quelque chose comme une nécessité.

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