Les pieds dans le vide, ou la critique québécoise en chute libre

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16.09.2015

La publication du présent billet était prévue depuis plus d’une semaine. Or, la sortie mercredi soir dernier d’un texte d’Helen Faradji de 24 images sur le même sujet (Cher Guillaume Lemay-Thivierge) peut donner l’impression que tout a maintenant été dit sur le sujet. Toutefois, l’entreprise m’est apparue comme une occasion ratée d’ouvrir vraiment le dialogue en jugeant irrecevable toute accusation à l’endroit de la critique.

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Le 5 septembre dernier est parue dans les pages du cahier Arts de La Presse une entrevue avec « l’acteur aux multiples talents » (ce qui n’est point mis en doute, la citation n’est là que pour illustrer le ton faussement accommodant du papier) Guillaume Lemay-Thivierge et le journaliste Marc Cassivi. Il s’agit grossièrement d’une cérémonie du calumet de la paix où Cassivi revient étrangement sur un épisode où l’acteur révélé grâce au Matou s’est mis à casser du sucre sur le dos de la critique dans la foulée de la sortie en salle du film fantastique Le poil de la bête, la sommant de cesser de « taper sur notre cinéma. »

Négligeons que Lemay-Thivierge soit présenté comme « un observateur de premier plan du cinéma québécois » alors qu’il avoue d’emblée qu’il a « peu participé à des films depuis trois ou quatre ans ». Cela ne l’empêche pas d’écorcher à nouveau toute la profession : « C’est facile de critiquer. » Entre autres, il avance qu’en étant négatifs, les critiques empêchent les cinéastes de prendre des risques, ceux-ci n’ayant ensuite plus le loisir de rater leur coup :

C’est une zone grise délicate. La critique est génératrice de buzz, qu’elle le veuille ou non. Et quand le buzz est négatif, ça nuit aux artistes, qui prennent moins de risques. Quand tu n’as pas les moyens de rater ton coup, parce que tu n’auras peut-être pas une autre chance, tu te replies dans la recette et le compromis, pour tenter de plaire au plus grand nombre. Personne n’y gagne.

Lemay-Thivierge met ici la charrue avant les bœufs, estimant que les dizaines de navets à numéros qu’on nous balance depuis des lunes sont le résultat de notre travail, parce qu’apparemment nous (ce fameux nous) n’encourageons pas l’originalité. Cette gymnastique causale fait abstraction d’une ironie latente, à savoir que l’acteur sera bientôt en tête d’affiche de Nitro 2 et des 3 p’tits cochons 2. En tant qu’artiste injustement violenté, n’ayant plus les moyens de rater son coup, il n’aurait ainsi d’autre choix que de se vautrer dans la recette pour séduire le public. Et c’est la critique qu’il faudrait pointer du doigt, comme si elle était un bloc monolithique qui jubile à la simple idée de mettre des bâtons dans les roues de tout ce qui n’est pas exigeant, compliqué, subtil à l’excès.

« Notre cinéma, il faut lui donner de l’amour. » Voilà la solution proposée par Lemay-Thivierge. Ou cette « critique à deux vitesses » : d’un côté, « poser un regard crédible de spécialiste » et de l’autre, « dire aux gens qui n’attendent que ça qu’ils vont s’amuser, rire et ne pas se casser la tête. » Quand c’est bon, on encense, quand c’est mauvais, on dit qu’au moins c’est honnête. Misère.

 

Partageons le blâme

Cette récurrente « critique de la critique » est aussi risible que les réactions des visés face à celle-ci : d’un côté un rejet systématique, de l’autre une sorte de résignation, une réaffirmation que nous sommes pognés dans une cellule de « tu-seuls », pour le meilleur, mais surtout pour le pire, comme la famille déglinguée d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou. Les relations sont à ce point envenimées, l’agressivité à ce point passive que le goût morbide nous prend parfois comme Léopold de tous nous embarquer dans le char et d’aller nous « sacrer contre un pilier du boulevard métropolitain… » C’est bien ce dont on s’accuse constamment et mutuellement, critiques et artisans du milieu : vouloir faire planter l’industrie dans un geste cynique et suicidaire.

Cassivi, au lieu de s’insurger devant les inepties de Lemay-Thivierge – mais comment pourrait-il le faire, c’est lui qui les provoque consciemment –, répond plutôt : « La critique aimerait bien avoir l’influence que tu lui prêtes! » Avancer que l’impact de celle-ci ne se limite qu’aux films d’auteur comme Félix et Meira ou Chorus n’est pas faux en soi, mais il est surtout vrai que lorsqu’un film à vocation populaire s’écrase au box-office, la critique est forcément pointée du doigt. Elle aurait dû accorder une demi-étoile supplémentaire tout en se confondant en politesses.

Cassivi a pourtant raison de considérer « que la critique est plus indulgente avec le cinéma québécois qu’avec le cinéma étranger. » Mais à quelles fins, si en retour l’industrie répond à ces concessions avec ingratitude? Les critiques se trouvent trop bons et les créateurs les trouvent trop sévères.

Lors d’un dîner chez le cinéaste Sydney Lumet au milieu des années 60, l’irréductible Pauline Kael s’entretenait avec le célèbre caricaturiste Al Hirschfeld au sujet de la fonction d’un critique. À l’époque, Kael n’était pas encore Kael; il lui restait encore environ un an avant d’intégrer l’équipe de New Yorker. Échauffé par le ton de son interlocutrice, Hirschfeld lui demande finalement : « Alors, que crois-tu être la fonction d’un critique? ». Kael, pointant du doigt Lumet, aurait répondu sèchement : « Mon travail est de lui montrer le chemin qu’il doit prendre. »

La critique a-t-elle su montrer à nos cinéastes dans les dernières années le chemin qu’ils doivent prendre? Doutons-en, vu l’état actuel des choses. Alors critiques, prenons notre part du blâme. Cessons de nous situer au-dessus des films. Saisissons les à bras le corps. Nous sommes en ce moment confinés dans des rôles que nous ont attribués les cinéastes, les producteurs, les propriétaires de salles, le public : surprenons-les. Ayons l’argumentaire béton et le style vif qui leur feront comprendre que le salut de notre cinéma, qu’il soit commercial ou d’auteur, divertissant ou exigeant, ne réside pas dans Ego Trip ou dans Les maîtres du suspense. Assurons-nous que les coupables d’infamies cinématographiques aient peur à nouveau des critiques. Soyons, pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Robert Lévesque, les alliés de personne. Pour faire un pied de nez à M. Lemay-Thivierge : tout le monde y gagnera.

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