Les petits cahiers de Shushanna Bikini London

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10.06.2015
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Alors qu’il avait perdu de sa popularité dans les années 1990 au profit d’internet, le fanzine, cette publication atypique que l’on associe à l’amateurisme et à l’édition alternative, revient à la mode depuis les années 2000. Il plait par la liberté qu’il offre, mais aussi pour les moments de rencontre et de convivialité qu’il provoque. On le voit avec la multiplication des salons comme Expozine, la New York Art Book Fair ou le Fanzines! Festival à Paris qui ne cessent de prendre de l’ampleur et de devoir repousser leurs murs pour accueillir chaque année plus de participants.

Les petits cahiers Shushanna Bikini London de Lucile de Pesloüan font partie de ces fanzines qu’on voit circuler aussi bien dans les milieux alternatifs que dans les librairies traditionnelles comme Le Port de tête, la librairie Gallimard ou Drawn and Quaterly. Certains numéros de cette série frisent même le succès éditorial avec 300 exemplaires vendus.

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Photo : Lucile de Pesloüan

Shushanna Bikini London, c’est un nom pas commun dont l’origine vient d’anecdotes personnelles et de coups de cœur sonores. Ces livres en noir et blanc racontent de courtes histoires en textes et en images. Chaque numéro porte sur un thème particulier – le rapport à la mère, l’identité, le voyage, la collection -, un peu comme si chacun était un atelier d’écriture. La narration oscille entre une parole intime, parfois autobiographique, au je et un regard tourné vers l’extérieur, un extérieur qui donne l’impression de pouvoir s’observer au quotidien depuis une fenêtre ou une rue.

De manière générale, le fanzine est un espace d’expérimentation et de liberté. Le format réduit, le caractère éphémère de ce genre de publications, la flexibilité de la forme et l’infinité des variations possibles permettent d’explorer des intuitions et de nouvelles formes d’écriture. Cette humilité de moyens fait partie du charme des livres de Lucile de Pesloüan : impression numérique en noir et blanc, pages pliées et agrafées, un montage graphique fait à la main qui change à chaque numéro. Ces fanzines se lisent de la même manière qu’ils ont été écrits : ils s’avalent à la terrasse d’un café, avec un espresso, en trois gorgées. Puis ils circulent de main en main pour partager le plaisir.

D’ailleurs, les personnages qui y prennent place ont aussi quelque chose de simple, de modeste. Même les insolites, comme les collectionneurs compulsifs du numéro 2,  restent très banals. Ils collectionnent peut-être des figurines de Woody Allen, mais, surtout, ils marchent dans la ville comme nous,  «comme [s’ils] étai[en]t dans une grande ville. Dans les grandes villes, on marche toujours vite, même si on ne sait pas vraiment où on va.» Ils sont un peu nous tous, dans une vie qui nous ressemble, et partagent des pensées qui sont aussi les nôtres.

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Photos : Marie Maquaire

C’est peut-être ce partage d’un quotidien collectif qui donne à ces fanzines un caractère si intime. Un intime qui pourrait facilement se rapprocher de celui du Journal du dehors d’Annie Ernaux, inspiration à laquelle Lucile de Pesloüan rend d’ailleurs hommage dans le dernier numéro de sa série intitulé Journal du dehors et du dedans. D’une certaine façon, l’écriture intime est un geste de pudeur, parce qu’elle permet de choisir la part d’intimité qu’on exhibe, de la construire même : «Ces fanzines que j’écris, cet extrait de journal du dedans et du dehors que vous êtes déjà en train de lire, c’est une manière pour moi de vous dire  »Tenez, regardez ce qu’il y a à l’intérieur, vous n’avez même pas besoin de fouiller. »»

J’apprécie particulièrement dans ces fanzines les phrases, fragments disjoints du texte principal, qui s’éparpillent dans les numéros et viennent dialoguer avec les images. Parfois, elles se font même des clins d’œil d’un numéro à l’autre, comme celles ci : «Lire toute la journée pour ne plus se souvenir de sa propre vie» et «Elle ne lit plus au parc depuis que les moustiques ont dévoré sa joue». Elles nous révèlent par le fait même les obsessions de l’auteure : la ville, le quotidien, les communications ratées ou, simplement, des façons simples d’occuper le temps et l’espace. 

Ce sont des phrases de ce genre qui font le charme des fanzines de Shushanna Bikini London, des phrases aussi simples que les situations qu’elles décrivent – «Se sentir un peu américain avec son take out» -, parce qu’on plonge avec elles, encore plus qu’avec les histoires contées, dans un présent, anecdotique peut-être, mais commun à tous.

 

Cliquez ici pour lire une entrevue de Andréa C Henter avec Lucile de Pesloüan.

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