Les objets de la violence

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01.06.2018

Windigo, un spectacle de Lara Kramer Danse; chorégraphie, scénographie, conception sonore et costumes de Lara Kramer; collaboration et interprétation de Jassem Hindi et Peter James; montage sonore de Lara Kramer et Marc Meriläinen; regard extérieur de Stefan Petersen, Andrew Tay et Jacob Wren; lumières de Paul Chambers. Présenté dans le cadre du Festival TransAmériques à l’Espace libre (Montréal) du 31 mai au 2 juin 2018.

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Pour résumer au plus près de ce que j’en sais, c’est à dire fort peu, le windigo, selon certaines croyances autochtones, est l’esprit du mal qui s’empare des humains, phagocytage qui n’annonce rien de bon pour celui qui s’en trouve habité, et encore moins pour son entourage.

Lorsqu’on prend place dans la (ô combien fraîche) salle de l’Espace libre, les deux danseurs, Jassem Hindi (Homme 1) et Peter James (Homme 2), et la chorégraphe discutent à voix basse, assis près de deux matelas simples. Côté jardin, on remarque un ordinateur, une console de son et quelques morceaux à bidouiller, et on se prend à espérer, ce qui finit par s’avérer juste, que Lara Kramer sera à ce poste pendant le spectacle. Au fond, un troisième matelas repose, tandis qu’un amoncellement qui semble composé de vêtements, draps et couvertures est jonché dans un coin. De petits crépitements sonores percent l’espace.

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Puis Kramer s’installe au son. Les deux hommes sont partiellement couchés sur leurs matelas respectifs, inconfortablement, comme pour souligner à gros trait que matelas et dormeurs ne sont pas de même nature, ni même en accord l’un avec l’autre. Progressivement, lentement, ils expérimenteront diverses positions avec et sur leur plumard. Homme 1, sans qu’on ait véritablement aperçu la manœuvre, plantera un couteau dans le sien; Homme 2 l’imitera, bien que différemment. Les opérations de chacun se polariseront entre déchirures (Homme 1) et insertions (Homme 2). À leurs manières, ils amorcent un long exercice de fusion avec ce qui apparaît bientôt comme un objet symbolique, le matelas tenant lieu du sol, essentiellement, et les objets épars, de résidus de violence subie.

Plus tard, lorsque les matelas seront disposés en murs, en remparts, il m’apparaîtra que ce rapport analogique était sans doute un peu trop illustratif. Théâtre sans texte par moments, Windigo montre de manière intéressante comment une idéologie, une pulsion ou la conséquence d’une situation peut se glisser dans un milieu de vie pour en prendre – ou faire perdre – le contrôle : une exemplification du windigo. Or, l’émotion n’est pas au rendez-vous et, bien que certaines scènes soient très belles (la danse folle d’Homme 1 devant son matelas éventré et bourré, ou le moment où Homme 2 tient en laisse son matelas, comme un cowboy étrangle sa prise au lasso), on perdra un peu d’intérêt, une fois l’alliage symbolique découvert, à regarder les deux danseurs interagir avec leurs objets ou à travers les deux seuls contacts (le premier assez violent, le second très tendre) qui surviendront entre eux.

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Il faudra plutôt se tourner vers l’audio pour pouvoir infuser dans les mouvements une trame qui nous touche plus directement. Babils d’enfants, histoires de monstres abracadabrants narrées par des gamins, témoignages au sujet de femmes atteintes de coups de feu ou nombreux suicides passés sous silence; sans ces éléments, dont le pathos est un contrepoint bienvenu aux démonstrations des deux hommes, le propos aurait été limité au concept et à la monstration de sa violence, et ressenti de manière strictement cérébrale.

On sait pourtant déjà, lorsqu’on a vu Native Girl Syndrome de Kramer, ou déambulé dans son installation Phantom Stills & Vibrations (à propos des pensionnats indiens) /01 /01
Lara Kramer présentera deux performances dans celle-ci, les 2 et 7 juin à midi, au Montréal Arts Interculturels.
, combien la chorégraphe d’origine ojie-crie sait diriger notre attention sur la violence tant historique qu’actuelle faite aux communautés autochtones. Dans Windigo, nous dit le programme, on cherche à exorciser les forces invisibles qui agissent négativement sur le monde et, beaucoup plus spécifiquement, par le biais de la violence coloniale, sur les communautés autochtones. Je ne crois pas que cette intention soit réalisée.

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On pourrait arguer que seule la finale de la pièce, que je qualifierais, pour ne pas trop en dévoiler, de sanctuaire, vient lier avec puissance le propos et son intériorisation. L’heure qui la précède aura certes montré le mécanisme d’insinuation du mal mais, compte tenu de l’importance critique d’opposer aujourd’hui aux problématiques vécues par les communautés autochtones une remédiation efficiente et durable, on aurait aimé être violentés nous aussi, émus, scandalisés. Mais faut-il insister sur le fait qu’il n’est pas inutile de rappeler constamment que cet esprit, qui s’est emparé de la culture des Premières Nations pour le faire dérailler, c’est nous?

crédits photos: Stefan Petersen

 

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Lara Kramer présentera deux performances dans celle-ci, les 2 et 7 juin à midi, au Montréal Arts Interculturels.

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