Les lutrins (qui donnent la parole) sont des armes dangereuses

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03.06.2019

Bacchantes – Prélude pour une purge, un spectacle de P.OR.K, chorégraphie : Marlene Monteiro Freitas ; interprétation : Cookie, Flora Détraz, Miguel Filipe, Guillaume Gardey de Soos, Johannes Krieger, Gonçalo Marques, Andreas Merk, Tomás Moital, Marlene Monteiro Freitas, Lander Patrick, Cláudio Silva, Betty Tchomanga et Yaw Tembe. Présenté dans le cadre du Festival TransAmériques au Monument-National jusqu’au 3 juin 2019.

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C’est un beau capharnaüm qui accueille les spectateurs dans la salle Ludger-Duvernay du Monument-National lorsque ces derniers font leur entrée pour assister à Bacchantes – Prélude pour une purge. Cinq trompettistes sont dispersés un peu partout dans la salle, alors que les interprètes sur scène l’arpentent en tous sen. Les mouvements sont saccadés, étranges, libres. Rapidement, on comprend qu’une fête orgiastique aura lieu – ou peut-être était-elle déjà débutée, bien avant notre arrivée. La purge annoncée passe clairement par la débauche et les extrêmes, et c’est avec le public (plutôt que sur invitation) que ces prêtresses de Bacchus célèbreront Dionysos. Dès que les lumières se tamisent, les fesses d’une des interprètes se transforment en chanteur le temps d’une performance, nous faisant ainsi sauter à pieds joints dans le grotesque. Les spectateurs sont désormais avertis : Marlene Monteiro Freitas n’aura aucune limite, et ça ne fait que commencer.

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Sur scène, quelques tabourets épars, de multiples lutrins, un petit podium, divers micros et un miroir habillés d’un éclairage cru. Les danseurs revêtent de blancs habits accompagnés d’un maquillage burlesque, toujours grimaçant (les muscles du visage seront en complète extension durant l’entièreté de la représentation). Se présentant en divers tableaux qui s’enchevêtrent sans temps mort aucun, danseurs et musiciens passeront une partie de la soirée à se répondre, s’accompagner, se confronter et se chercher sur scène : deux bastions pour une seule jouissance. Dès les premiers tableaux, un moment d’extase : l’un des interprètes, habillé d’une chienne de mécanicien (et qui partage certaines allures avec le poète José Acquelin), entonne une pièce évoquant Tom Waits ; c’est fou, parfaitement déglingué – on est tantôt surpris, tantôt extatique, mais on garde toujours le sourire aux lèvres.

Angles morts

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Les lutrins seront tantôt des dactylos, tantôt des fusils, tantôt des lunettes de réalité virtuelle ou encore des ouvre-bouches. Au final, ce qui se retrouve sur scène deviendra tout et son contraire, alors que les mouvements sont produits dans un abandon total du corps. La performance est hautement physique et aucun relâchement ne se fait sentir pendant plus de deux heures. Rapidement, le spectateur doit se résigner : il ne pourra pas tout voir tellement la proposition est totale. Dès qu’on s’intéresse à ce qui se passe à la droite de la scène, un monde nouveau se crée à notre gauche ; dès qu’un danseur descend dans la foule, un autre s’invente batteur pour rythmer les mouvements de ceux qui bougent devant le miroir. Il faut accepter que Bacchantes – Prélude pour une purge est une pièce faite d’angles morts qui ne nous seront pas entièrement accessible. C’est ce qui la rend si riche, vivante, quasi orgasmique. L’instant d’une soirée, la scène devient le meilleur prétexte à une orgie de corps tendus et désarticulés, une montée vers l’extase qui se renouvelle à chaque mouvement, jusqu’à sa conclusion sur le Bolero de Ravel.

Il est évident que, de prime à bord, le spectacle peut déboussoler, incarner l’archétype d’une forme éclatée dont le fond n’est pas tellement clair. Devant Bacchantes – Prélude pour une purge, on pourrait presque entendre les prévisibles « Mes taxes ! Mes impôts ! » que pousseront sans doute certains journalistes réactionnaires pour souligner à quel point l’art est déconnecté du « vrai monde ». Mais y porter attention reviendrait à passer complètement à côté de l’essentiel du travail de la Capverdienne Marlene Monteiro Freitas qui plonge ici tête première dans le grotesque et joue avec cette forme qu’on aurait tort de croire trop éculée pour tenter de comprendre ce qu’elle peut être susceptible de signifier encore aujourd’hui. Alors que l’on se trouve de plus en plus fréquemment confrontés à des spectacles léchés, où tout est rodé au quart de tour, desquels aucun fil de ne dépasse et dont on ne cesse de saluer la maîtrise artistique dont ils attestent, Freitas se propose de poser une bombe et tente de cerner ce que l’éclatement et la folie peuvent dire de nous.

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Comment, même si nous sommes désormais conditionnés au sublime, le grotesque peut-il venir nous toucher alors qu’on ne le croit capable que de choquer ? C’est qu’il fallait voir le public debout applaudir trois fois plutôt qu’une les artisans de cette grande fête, exténués en fin de piste tellement ils avaient absolument tout donné. Le grotesque, nous rappelle Freitas, fait partie intégrante de nous : il bouleverse, touche et fascine, et c’est exactement pour ces raisons que Bacchantes – Prélude pour une purge provoque une jouissance rare qu’on se doit de féliciter.

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crédits photos : Laurent Philippe.

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