Les heures

runaway-girl_cr_andrea-lopez_09_copie
29.05.2017

Runaway Girl, conception, chorégraphie et interprétation : Jocelyne Montpetit ; scénographie : Shin Koseki ; design sonore : Nancy Tobin ; musique : Max Richter, Masaru Soga et Louis Dufort ; collaboration artistique: Francesco Capitano. Un spectacle de Jocelyne Montpetit Danse présenté dans une résidence privée de Montréal, les 27 et 28 mai et du 2 au 4 juin 2017.

///

Pour sa plus récente création in situ, Jocelyne Montpetit nous conviait dans un lieu tenu secret, une maison sise rue Aylmer, au sud de Milton dans le ghetto McGill, où elle, ses parents et ses grands-parents paternels ont vécu.

J’ai vécu dans semblable maison de la bourgeoisie du début du vingtième siècle – bien qu’à l’écart de Montréal et un peu moins ancienne. Celle qui accueillait Runaway Girl par ce radieux dimanche du mois de mai 2017 aurait été construite en 1885.

Y entrant, on la découvre presque vide. On reconnaît l’odeur humide de la brique, l’épice du vieux bois. Le jour extérieur est filtré par des rideaux en tulle blanc ; on remarque aussi que l’extérieur des fenêtres est recouvert d’une peinture blanche diaphane. En plusieurs endroits, la tapisserie des murs a été arrachée, un travail à la fois réfléchi et aléatoire, effectué de pair avec l’architecte et scénographe Shin Koseki. De même, certains planchers ont été retirés – et plusieurs connaissent l’émotion de découvrir les anciens papiers peints, couleurs de peinture et matériaux d’origine lorsqu’on retire ou décape les couches de finition plus récentes.

On nous a avisé que la performance serait précédée d’une visite libre. Immédiatement, on repère, par la porte entrouverte du salon, la silhouette de l’artiste : on gardera cette pièce pour la fin. La cuisine, elle, est meublée d’un vieux radio qui transmet des voix d’hommes qui discutent politique ; des outils garnissent les tiroirs ouverts. À l’étage, les chambres sont chacune agencées différemment, toujours minimalement. Une pièce contient un tourne-disque où joue la face A du premier vinyle de Cohen, des chaussons de ballet qui pendent à la porte de la garde-robe et des cahiers d’école (1961, si j’ai bien lu) qui reposent au sol. Une autre pièce contient des tatamis posés contre les murs tandis qu’une ancienne mini-télévision diffuse un film japonais en noir en blanc. Ailleurs, des robes au sol et des tiroirs vides éparpillés. Des tableaux de l’histoire familiale et personnelle de Montpetit sont ainsi esquissés.

Ces anciennes maisons sont vraiment toutes très semblables. Baignoire à pattes, tapisseries florales, armoire triangulaire sous les marches de l’escalier central (laquelle contenait chez Montpetit des poupées, des Tintin, une guitare et une autoharpe abimées), lustres, moulures. Mes propres souvenirs d’enfance émergent à la vue de certains objets, de certains traits d’architecture. Je ne dois pas être seul, ému, à baigner dans un passé disparu, une histoire familiale inévitablement faite de deuils et de fins.

La maison craque de toutes parts pendant que la vingtaine de spectateurs explore la maison.

runaway-girl_cr_andrea-lopez_14

Fantômes

Le salon laisse passer les notes d’un vieux blues. On sait que le ghetto McGill a accueilli nombre de musiciens, de draft dodgers, puis d’artistes de la contreculture ; le sociologue Jean-Philippe Warren le rappelle dans ses travaux récents :

Notons également le passage à Montréal de groupes de musique américains qui investissaient les bars à la mode, dont le New Penelope – une boîte qui, avant de fermer à l’hiver 1969, fut entre autres visitée par Muddy Waters, Frank Zappa & The Mothers of Invention, The Fugs et The James Cotton Blues Band. Enfin, l’exil de draft dodgers et d’autres dissidents des États-Unis venus trouver plus au nord un asile politique et culturel exerçait une influence réelle sur la scène québécoise soudainement branchée sur certains des réseaux contreculturels les plus critiques du continent.

Cela explique que le mouvement hippie québécois soit né dans les langes du milieu anglophone de Montréal. C’est ainsi que le quartier de l’underground à Montréal s’est, dans les premiers temps, concentré autour du ghetto McGill, la plupart des love children québécois demeurant dans le quadrilatère formé par la rue Sherbrooke au sud, l’avenue des Pins au nord, la rue Saint-Denis à l’est et l’avenue du Parc à l’ouest (avec les rues Prince-Arthur et Milton au centre). Les membres de l’équipe de rédaction de la revue Logos, la première véritable revue underground de Montréal, n’y habitaient-ils pas tous ? /01 /01
Jean-Philippe Warren, « Les premiers hippies québécois », Liberté, no. 299, printemps 2013, p. 23.

Dans le programme de sa performance, Jocelyne Montpetit ajoute une dimension encore plus locale, domestique, à cette histoire : « Dans cette maison, une chambre accueillait parfois des musiciens de blues comme John Mayall, Sonny Terry ou Brownie McGhee qui venaient jouer à Montréal, au New Penelope. » Elle poursuit : « C’était un quartier de mouvements et de passages. Il y avait très peu de familles installées. Mes souvenirs sont empreints de grande solitude ; il n’y avait pas d’autres enfants autour de moi. »

Le public se réunit près de l’embrasure de la large porte coulissante du salon. Le blues est terminé, bientôt remplacé par une musique envoûtante et toute en vagues, une superbe composition de Max Richter. La main, le bras de Montpetit passent l’ouverture de la porte, son corps s’y glisse ensuite. Elle est vêtue d’une robe blanche – de bal, de nuit, de servante, je ne saurais dire. Elle ouvre lentement la porte au son grinçant du mécanisme, ce qui permet aux gens d’entrer dans la pièce.

Je me tiens à distance. J’observe Montpetit se déplacer dans son salon, touchant du plat des mains les murs et les quelques meubles s’y trouvant, apposant parfois la tête contre les objets, comme pour les écouter, les respirer. Lorsqu’elle quitte mon champ de vision, je remarque les miroirs savamment disposés qui me permettent non seulement de continuer à la regarder sous différents angles, mais qui me font aussi prendre conscience du rapport à l’autre qui est en jeu dans sa performance – du rapport à l’autre absent, plus précisément.

Moins pour souligner une captivité, me semble-t-il, que pour ressentir la présence ou la mémoire des présences que les murs contiennent, elle s’appliquera à les longer, et à se glisser derrière les voiles des fenêtres, jusque sous un ample pan de tapisserie qu’elle soulève lors d’un moment d’une riche poésie.

runaway-girl_cr_andrea-lopez_19

En fantôme sans âge, elle se meut dans un silence total (je ne crois pas qu’elle ait fait craquer une seule planche) que le public ne peut imiter. Nos pas trahissent notre présence, nos corps sont de trop à travers les déplacements de la danseuse, mais notre privilège est grand d’assister à cet émouvant retour sur les lieux d’une enfance.

C’est ainsi que toutes les couches mises en évidence dans l’espace scénographique tissent un lien, qui est aussi une frontière, vers le passé et la disparition des êtres. La tapisserie, au premier chef, mais encore les rideaux translucides, les miroirs, les ampoules blêmes, les tiroirs vides, la robe blanche : tous suggèrent ou révèlent les palimpsestes sur lesquels nous apposons les strates de nos vies. C’est dans un temps non-linéaire et faits de retours, de superpositions et d’ellipses que Runaway Girl nous plonge, nous rappelant du même souffle que si les histoires s’effacent et que les détails se perdent, le corps a toute mémoire des lieux, et inversement. De même que les lieux que nous avons habités conservent longtemps des traces de notre passage, il y a beaucoup des lieux que nous avons habités dans nos corps.

Jocelyne Montpetit termine sa performance en empruntant la porte d’entrée, qu’elle laisse ouverte derrière elle. La conscience de ne pas être chez-moi devient alors très grande : c’est le moment de sortir.

Sitôt dehors, je suis avalé par la chaleur et la lumière du soleil. J’avance, grisé des odeurs anciennes des étés oubliés.

crédit photos : Andrea Lopez

 

/01
Jean-Philippe Warren, « Les premiers hippies québécois », Liberté, no. 299, printemps 2013, p. 23.

Articles connexes

Voir plus d’articles