Les filles du soleil

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04.10.2019

Kuessipan, Myriam Verreault, Max Films Média, 2019, 117 minutes

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Sur un menu de cantine, une ligne tracée au crayon de cire. Un plan illustré de Sept-Îles, ceinturée à l’horizontal par Uashat et Mani-Utenam, deux réserves séparées par 17 kilomètres. La jeune Mikuan fourre quelques items dans un sac à dos et file de chez elle à l’insu de ses parents. Elle part rejoindre sa meilleure amie Shaniss, déménagée chez sa tante, à l’autre bout de la 138, pour être protégée d’une mère alcoolique. Une promesse chuchotée : rien ne les séparera.

Aujourd’hui adolescentes, Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao) et Shaniss (Yamie Grégoire) ont pourtant l’air d’être aux antipodes l’une de l’autre. La première rêve d’aller voir ailleurs, cherche à s’arracher (se déraciner plutôt, diront certains) d’un environnement qui l’étouffe. La deuxième, vieillie prématurément par des années de misère, vacille sans repères et interprète l’audace de son amie, celle de vouloir traduire ce qu’elle ressent par l’oral ou l’écrit, pour de l’arrogance, y voit la trace d’un sentiment de supériorité. Que Mikuan soit tombée amoureuse d’un garçon de Sept-Îles (Étienne Galloy), un Blanc de surcroît, n’atténue en rien un sentiment de déloyauté envers leur communauté.

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Il aura fallu dix ans (!) pour que Myriam Verrault nous présente un nouveau long métrage. Le souvenir d’À l’ouest de Pluton, coréalisé avec Henry Bernadet, demeure pourtant vivant, tellement cette fiction, suivant sur une journée une bande d’adolescents de Loretteville, en banlieue de Québec, était portée par un œil documentaire vibrant d’humour et d’empathie. Ce film culte fit sa tournée internationale et récolta de nombreux prix mais, étrangement, rien n’y fît suite, à l’exception de quelques projets çà et là – rien à la hauteur de ce que laissait entrevoir ce premier film. Durant sept ans, Kuessipan (à mon tour ou à ton tour en innu), adapté du roman éponyme de Naomi Fontaine, a été peaufiné, précisé, et a essuyé plus d’un refus à la SODEC (l’institution se targue aujourd’hui d’avoir soutenu cette vue, mais c’est une autre histoire). À l’issue de ce chemin de croix émerge un film venant cristalliser les ambitions narratives et esthétiques de toute une génération de cinéastes. Rarement une aussi longue attente aura porté des fruits de cette qualité.

Kuessipan est un récit d’apprentissage, un coming of age story qui nous est livré à travers le prisme de la condition autochtone, vécue dans ces réserves que Google et Wikipédia qualifient encore d’indiennes (qu’on nous explique). Verreault avait déjà effleuré le sujet en montant le documentaire Québékoisie de Mélanie Carrier et Olivier Higgins, qui traitait de la relation entre les non-Autochtones et Autochtones au Québec. Ici, au lieu de s’approprier une histoire qui n’est pas sienne (rien ne l’aurait empêché), elle a partagé l’écriture du scénario avec Fontaine, a distribué les rôles principaux à des Innus de la Côte-Nord, a tenu un rôle de facilitatrice, de point de convergence entre plusieurs forces vives.

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La traverse

Kuessipan est une œuvre totale, amoureuse de ses personnages, de la vie qui bout, des élans qui poussent autant vers la ville que vers les grands espaces. Si le film se concentre sur l’histoire de deux adolescentes qui se perdent de vue, par une mise en scène dépouillée mais précise se dévoile néanmoins le portrait de toute une communauté, unie, solidaire. L’amitié branlante, mais également l’ostracisme, l’art comme exutoire, la résilience et les premières amours sont des thèmes qui transcendent les origines, donnant au final un film dense, mais jamais surchargé, laissant la place à une parole qui brûle de se dire, une place à la jeune Mikuan, portée par un désir d’explorer le monde, moins pour oublier qui elle est que pour en offrir le témoignage à celles et ceux qu’elle rencontrera sur son chemin.

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Au terme d’auditions, auxquelles ont participé des centaines de non professionnels, s’est dessinée une distribution en mesure de nous faire oublier comment on épelle conservatoire d’art dramatique. Sharon Fontaine-Ishpatao, déjà réalisatrice d’un sympathique court métrage produit par Wapikoni mobile, De face ou de profil, s’est approprié le personnage de Mikuan sans tracer d’arabesques ni verser dans les enjolivures. Le résultat est complexe, trouble, porte le poids d’un passé immémorial, que l’actrice tente de traduire et de mettre en mots du haut de ses 16 ans. Ses parents (s’ils ne sont pas un couple dans la vraie vie, qu’on leur donne une brouette d’Iris), qui l’encouragent mollement au profit d’un frère joueur de hockey, cherchent-ils à la protéger de déceptions à venir ? Qu’une Blanche puisse rêver de gagner sa vie en tant qu’artiste, ça passe encore, mais une Innue ? Yamie Grégoire, bouleversante, possède en elle le mal partagé par des milliers de femmes, autochtones mais pas que, ce mal qui teinte tout le film d’une couleur à peine soutenable.

Verreault a un œil de documentariste affiné : sociologue oui, mais qui passe avant tout par le cœur, un œil qui voit tout sans imposer, sans programme, sinon celui de donner l’avant-scène à des êtres trop longtemps évités du regard. C’est de la fiction, vous me direz, pas du documentaire. Soit. Mais dans les meilleurs films, ces distinctions ne tiennent plus. Ne reste que la vie, saisie au vol, puis restituée avec intelligence, humour et sensibilité.

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