L’entre-deux monde de la danse

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11.10.2022

Le Sacre du printemps, chorégraphie de Pina Bausch, présenté par Danse Danse, produit par Pina Bausch Foundation + Ecole des Sables + Sadler’s Wells, et Common ground[s], chorégraphié et dansé par Germaine Acogny et Malou Airaudo, Montréal, Salle Maisonneuve, du 5 au 8 octobre 2022.

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Le Sacre du printemps, immortalisé par Nijinski, Stravinski, Diaghilev, et tous les créateurs qui se sont approprié ce ballet, raconte la naissance douloureuse du monde à travers le sacrifice d’une jeune fille. Grande allégorie qui figure la Nature et son action féroce au moment de sa transformation, la pièce se décline musicalement avant tout, laissant le champ libre aux chorégraphes pour déplier un palimpseste de propositions dansées, infiniment variées.

Créée en 1913 à Paris et transformée jusqu’à nos jours, cette pièce de répertoire, si inspirante, figure dans presque toutes les œuvres chorégraphiques. Stravinski les surplombe par sa féroce intensité russe. « Tout sera différent, beau », savait déjà Nijinski, en 1912, grâce à cette sensibilité hallucinée qui fit de lui ce danseur d’exception. De toute évidence, les grands artistes rendent vaine l’idée que la culture n’appartiendrait pas à tous. Toute reprise est brisure et reconstruction. Bausch se prête à ce « massacre » du printemps et à sa sacralisation aux couleurs africaines.

Bausch/Acogny

Il est advenu que la Sénégalaise Germaine Acogny, grande interprète néo-classique de Maurice Béjart, ait plongé dans une performance de la compagnie de Pina Bausch. Subjuguée par ce Sacre du printemps allemand, elle y revoit son Afrique natale. C’est là l’occasion de théâtraliser dans la danse les réalités contemporaines.

La programmation débute par un duo, qui évoque l’amitié entre Acogny et Malou Airaudo, interprète de Pina Bausch. Quoique très abstrait pour certain·es, il m’est apparu comme un poème méditatif, théâtral, tendre et délicat, entre deux danseuses âgées, portant sceptre et bâton, lance et rame, chacune déclinant son identité, ses rites, ses traditions, dans un espace sonore minimaliste. Le partage, sous l’appel aux ancêtres d’Acogny et à la mémoire d’Airaudo, développe le mystère de toute rencontre. Ce sujet complexe, authentique, distingue clairement les deux cultures, alors que les références sont entremêlées dans la pièce suivante.

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Dans son Sacre du printemps, Bausch a mis à nu une énergie tellurique, mythique, féroce, dont elle trouverait l’incarnation au Brésil. Cette version nouvelle de son ballet renforce puissamment cet aspect par sa virulence. Du continent africain, on voit les sacrifices : rites que les populations blanches oublient, sauf pour dénoncer la cruauté dans nos sociétés.

Ce monde brut, Diaghilev l’a représenté dans le passage de l’hiver au printemps, où le culte des dieux païens demande à la sève de monter et aux nourritures terrestres d’abonder. Avec Bausch/Acogny, la capricieuse nature, le redoutable changement de saison, la lente germination, l’accouchement, la violence interraciale, la prédation masculine et le sacrifice féminin, mais aussi la guerre, déclinent des cataclysmes et des apothéoses qu’on reconnait, dans un grand mélange de lieux, de brutalités et de terreurs.

Des mythes au réel

Non, la vie n’est pas douce, la peur ravage l’existence humaine. Non, la violence n’est pas une métaphore. Si le Sacre du printemps déclencha une émeute en 1913, à Montréal, en 2022, il lève la salle entière, hystérisée par ce qu’elle vient de voir.

La chorégraphe Germaine Acogny, en rendant hommage aux survivantes du génocide des Tutsi au Rwanda, a retrouvé le sens de la terreur humaine dans l’héritage de Pina : les grandes émotions, nées des tragédies trop réelles, sont ici transférées sans paroles dans la gestuelle des filles de ces survivantes qui dansent. Un seul corps féminin, enveloppé d’une mince robe rouge, sein dénudé, suffit à faire jaillir ce que Nijinski voyait dans l’éclosion de la nature printanière ; ce que Bausch avait elle aussi signifié, en faisant danser sa troupe phénoménale sur la terre répandue sur la scène : les peuples piétinent la nature, sans égards à ce que cela coûte en déchirures.

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Salomon Bausch, fils de Pina, a été séduit par ces danseur·euses, qui apportent leur force vierge, virulente et rythmée. Il les voit prêt·es à être sculpté·es par les innombrables répétitions, indispensables à la mise en scène. Il a donc permis que soit transportée la chorégraphie à l’école des Sables d’Acogny, qui la diffuse maintenant dans les pays du Nord.

La symbiose, déjà inscrite dans le corps d’Acogny, se réalise cette fois au Sénégal, attirant quatorze nationalités du Continent noir sur la plage de Toubab Dialow, où, me rapporte-t-on, la construction d’un pont menace aujourd’hui l’emblématique École des Sables. Rebelle et résistante, cette gestuelle extrême, en groupe, en duo, en solo, dans cette interprétation magistrale de trente interprètes, sature la scène de Maisonneuve, mariant à jamais les continents.

De sable et de terre

La vitalité obscure de la danse de Bausch, avec ses transes, ses affects féminins, sont surchargés de sens par l’expression d’un ravage amplifié. La puissance du groupe des mâles, surpuissants et survoltés, saute au visage, jusqu’au dernier rang du théâtre où je me trouvais, et la scène déferle par vagues sur le public, qui trépigne exalté par le vertige et l’enivrement.

Sur la scène, il n’a manqué ni la terre, ni les rondes des jeunes filles, ni les gestes d’adoration, ni les cortèges massifs, ni la lamentation, ni l’ambiance sexuelle qui caractérise la joute frénétique entre passion et emprise, entre sacrifice et éternel retour. Tout cela figure depuis cent ans dans cette cérémonie révulsée de prière à l’univers. Mais jamais la frontière entre le réel et le symbolique n’aura été aussi mince.

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crédits photos: Maarten Vanden Abeele

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