Le téléphone arabe

go-18-19-le-reste-vous-le-connaissez-par-le-cinema_1-0012_0
21.09.2018

Le reste vous le connaissez par le cinéma, texte  : Martin Crimp ; traduction québécoise et mise en scène  : Christian Lapointe ; dramaturgie : Andréane Roy ; avec Marc Béland, Florence Blain Mbaye, Lise Castonguay, Claudia Chillis-Rivard, Gabrielle Côté, Laura Côté-Bilodeau, Melissa Larivière, Nathalie Mallette, Marie-Ève Perron, Ève Pressault, Éric Robidoux, Jules Ronfard, Paul Savoie et Gabriel Szabo, assistance à la mise en scène d’Emanuelle Kirouac ; décor  : Jean Hazel ; lumières  : Sonoyo Nishikawa ; vidéo  : Lionel Arnould ; costumes : Elen Ewing ; musique :  Nicolas Basque ; accessoires : Claire Renaud ; maquillages : Jacques-Lee Pelletier. À Espace Go (Montréal) jusqu’au 6 octobre.

///

A-t-ont encore besoin d’être convaincus que certains textes de la littérature classique, bien qu’ils aient été écrits il y a quelques siècles, ont encore un écho probant et mettent encore le doigt sur les travers de nos humanités ? Qu’on monte Shakespeare ou Sophocle, Molière ou Homère, si ces pièces sont encore bien présentes sur les planches de nos théâtres contemporains, c’est qu’elles sont d’une actualité intemporelle. Lorsqu’un metteur en scène désire la revisiter ou qu’un auteur souhaite la réécrire, c’est très particulièrement parce que, dans cette relecture, il tentera de dire autre chose. Lorsque Christian Lapointe décide de mettre en scène, de traduire et d’adapter la réécriture, par l’auteur britannique Martin Crimp, de la tragédie grecque Les Phéniciennes d’Euripide, on se dit que ce texte a fait beaucoup de chemin avant de venir à nous et tendons l’oreille pour entendre ce qu’il a à nous dire.

go-18-19-le-reste-vous-le-connaissez-par-le-cinema_6-006

Les tragédies grecques, comme les shakespeariennes, sont marquées par la grandiloquence de leur époque. Derrière ces drames épiques se terre souvent une vérité qui est à l’essence même de leur pertinence renouvelée encore aujourd’hui. Bien sûr, au contraire du mythe d’Œdipe, on ne trouve pas forcément, dans l’histoire occidentale contemporaine, celle d’un homme ayant été abandonné à un jeune âge et qui, à ses dix-huit ans, affronte et tue son père avant de marier sa mère, pour ensuite régner longuement sur la cité de Thèbes, jusqu’à ce que la vérité ne surgisse et le mène à l’éborgnement. Telle est pourtant la prémisse de ces Phéniciennes revues par Martin Crimp : cet Œdipe, aveugle et réduit, y vit en reclus, alors que sa femme-mère Jocaste est aux premières loges pour voir ses deux fils, Étéocle et Polynice, s’entretuer afin de régner sur la ville.

À l’origine des cris

Ces deux fils avaient convenu de régner sur Thèbes une année sur deux mais, bien sûr, au retour de Polynice, Étéocle s’est amouraché du trône, brisant ainsi le pacte d’alternance du pouvoir. Là réside assurément le plus grand écho entre hier et aujourd’hui : cette sempiternelle attraction du règne et de la puissance éprouvée par ceux qui gouvernent, ainsi que l’échec lamentable du bon sens dans la justice des hommes. On a l’impression que Christian Lapointe est davantage attristé que fasciné par la pérennité d’un tel drame : voilà sans doute pourquoi il décide de le ridiculiser et de souligner à gros traits ses travers les plus grotesques. Si, énoncée simplement, l’entreprise de Christian Lapointe peut paraître des plus intéressante – particulièrement lorsqu’on s’adjoint la parole de Martin Crimp –, il ne faut que quelques minutes à cette pièce pour nous convaincre rapidement du fiasco où ses fondements vont la mener

Mettant en scène quatorze actrices et acteurs, Le reste vous le connaissez par le cinéma est une pièce à grand déploiement où un chœur de six femmes erre de scène en scène pour dicter aux autres personnages l’inéluctable destin de la cité de Thèbes. À la façon d’un groupe d’écolières, elles ne cesseront pas de targuer le public avec plusieurs questions et de se perdre en circonvolutions, créant ainsi un faussé relatif dans le registre de la langue, alors que les dialogues entres les autres personnages sont traduits dans un québécois qui, malheureusement, rappelle plutôt le joual de Tremblay que la langue de Bouchard.

go-18-19-le-reste-vous-le-connaissez-par-le-cinema_90

Au-delà de certaines ruptures de ton, c’est sans doute le rendu du texte qui surprend, voire qui choque le plus. Effectivement, si le chœur de Phéniciennes s’adresse au public d’une façon presque envoûtante, ce n’est pas du tout le cas du reste de la distribution, à qui on semble avoir demandé de crier leur partition plutôt que de la jouer. Nathalie Malette ne tire à aucun moment son épingle du jeu, proposant une Jocaste unidimensionnelle. Au-delà de Malette, la distribution semble aligner les erreurs de casting – où peut-être est-ce un échec qui relève davantage de la direction des acteurs ? –, Marc Béland jouant un Créon idiotement démuni, Éric Robidoux proposant un Œdipe loufoque qui n’arrive qu’en fin de parcours, alors que Lise Castonguay semble se chercher tout au long de la représentation, sans jamais nous faire comprendre clairement les changements de rôle qu’elle opère. Même Paul Savoie, qu’on apprécie en officier-professeur relatant le duel entre Étéocle et Polynice, offre un Tirésias beaucoup plus hippie que devin. On cherche beaucoup et on trouve rarement dans ce spectacle.

Mais encore ?

Tout n’est pas à jeter dans cette proposition, même si la représentation frôle l’insupportable ; les projections vidéo de Lionel Arnould et la musique de Nicolas Basque se marient à merveille, particulièrement entre les tableaux. L’intégration multimédia n’est pas outrancière et demeure utile, même si les premiers usages de la caméra directe sur scène arrivent malheureusement trop tard pour sauver quoi que ce soit. Si le décor sert bien la scénographie, les costumes, quant à eux, rajoutent une couche de grotesque à une pièce qui souffrait déjà d’un trop-plein.

go-18-19-le-reste-vous-le-connaissez-par-le-cinema_86-062

Car – bien sûr – Étéocle est de rouge vêtu et Polynice porte du bleu, dans une alternance du pouvoir qui rappelle – bien sûr – celle entre les conservateurs et les libéraux, entre les libéraux et les péquistes (une scène, en particulier, dans laquelle Étéocle porte des gants de boxe, rappelle de façon plutôt vulgaire le combat de boxe Trudeau-Brazeau). Tout cela évoque la tristesse et le ridicule de dirigeants qui se succèdent au pouvoir sans effectuer de réels changements, tout en dépeignant une politique circassienne qui s’apparente beaucoup plus aux rixes d’une cour d’école qu’aux débats d’une assemblée représentative – bien sûr. Mais après ? Après l’éclatement, les cris et les rires, le grand déploiement et le burlesque, qu’avait-on à nous dire qu’on ignorait encore ? Avec Le reste vous le connaissez par le cinéma, Lapointe échoue à mettre en lumière le reste, il a préféré n’en rester qu’au cinéma, et c’est là que le bât blesse : cette proposition échoue à  nous amener ailleurs, si ce n’est dans l’éclatement futile de la mise en scène où on a  l’impression que le créateur s’est perdu.

Articles connexes

Voir plus d’articles