Le spectacle est partout

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03.12.2021

Awards. Texte : Maxime Brillon ; Mise en scène : Marie-Ève Groulx ; Assistance mise en scène : Ariane Brière ; Assistance production : Marina Harvey ; Idéation et production : Collectif Tôle. Présenté à l’Usine C du 30 novembre au 4 décembre 2021.

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« Le spectacle va être partout », prédit la spectatrice à ma droite, tandis qu’à ma gauche, un autre communique à l’aide de signes avec son ami assis plus loin. Le spectacle fut en effet partout : olfactif d’abord, puisqu’une odeur de pop-corn envahit le plateau bien avant l’arrivée des acteurs et actrices; auditif ensuite, tel qu’annoncé par le sous-titre de la pièce (une tragédie pour orgue, batterie et beaucoup de personnes). Awards en met aussi plein la vue, les couleurs flashy et les paillettes y abondent.

Difficile de ne pas se laisser entraîner dans tous les excès de la famille Tardif et de ses invités lors de ce concert-gala corporatif qui choisit la célébration malgré le contexte apocalyptique. Le public, partagé des deux côtés du plateau, a applaudi les « gagnants » d’absurdes trophées, a partagé les fous rires des personnages et a battu, en cœur, la mesure.

Le grand rouleau

Un « texte-tapis-rouge » traverse la scène de part en part. À l’une des extrémités, un band. À l’autre, Brillon, installé dans une machine qui fait tourner un rouleau à l’aide de roues reliées à des fils. Ce rouleau projette le texte dramatique et de sobres didascalies (par exemple : Malaise) à l’écran, invitant le public à lire les répliques. Même si, parfois, le texte et la parole divergent (quelques mots sont sautés et la voix emprunte une langue plus personnalisée), les personnages se reposent également sur cette projection textuelle lorsqu’ils s’expriment.

On comprend rapidement que ce « télésouffleur » représente bien plus qu’un dispositif pour amuser la galerie. Les personnages ne sont rien en dehors de ce texte, qui non seulement contient toutes les répliques permettant d’animer le gala — nominations, discours, petites blagues, etc. — mais les détermine en faisant d’eux les réceptacles d’une parole qui leur vient d’ailleurs. En témoigne la panique qui s’empare d’eux lorsque le « télésouffleur » s’enraye, les obligeant à parler hors texte. Leurs corps se transforment alors de manière inquiétante : secousses, cambrements, rictus du visage… « Je ne suis plus là », répétait sans cesse un animateur du gala, incapable de prononcer des paroles de son cru. Et quand la machine se remet en marche, au grand soulagement des personnages, ce sont toutes les répliques entendues précédemment, et que l’on avait cru improvisées, qui défilent à l’écran. Comme quoi Jacques le fataliste avait raison : tout était bel et bien écrit là-haut.

L’humour ludique

Comment, dans une société où nos désirs sont en grande partie conditionnés par la publicité, départir la liberté du déterminisme ? Voilà l’une des questions que pose Awards en faisant de la bonne humeur une atmosphère généralisée dans laquelle les frontières entre le sérieux et le non sérieux sont abolies. Ainsi, les catastrophes climatiques subissent le même traitement humoristique que les nominations et les discours creux; rien n’échappe à cet humour ludique qui, tel le pop-corn, s’immisce partout. Même les obsèques y passent. Un défunt se retrouve ainsi pressé en vinyle, hommage qui donne lieu à une longue écoute « malaisante » du silence laissé par sa disparition[i]. Le rituel collectif est ainsi remplacé par une individualisation des rites, qui tendent à revêtir un aspect toujours plus ludique.

Le constat de Lipovetsky (1993) semble ici de mise : « L’humour dans la publicité ou dans la mode n’a pas de victime, ne raille pas, ne critique pas, s’évertuant seulement à prodiguer une atmosphère euphorique de bonne humeur et de bonheur sans envers. » Faite de jeux de mots, de pastiches et de non-sens, cette logique publicitaire, qui demeure dans les limites de l’acceptable dans le but de favoriser le produit présenté, est poussée à son extrême dans la pièce, jusqu’à l’enrayement de la parole, qui finit par tomber dans l’incohérence et l’irrationalité. Émerge alors une certaine poésie, peut-être même un peu d’autonomie. Comme le dit Anette, une survivante du sinistre du Grand Brasier dans lequel elle a perdu toute sa famille : « Enfin, enfin je parle. / Ma pleine voix. / Sans ma tête qui la bloque. » Or, cette prise de parole sera de courte durée, car dans cette pièce, le temps vient à manquer (en témoigne l’entracte avortée), et la vente des condos recyclés n’attend pas.

L’univers d’Awards se déploie comme une extension radicale de notre monde contemporain dans lequel l’humour est partout et la gaieté, débridée. Le monde s’épuise ainsi dans cette bonne humeur généralisée. C’est souvent la musique qui, en se faisant soudainement sombre voire apocalyptique, crée un contraste avec l’atmosphère ludique afin de transmettre au public cette sensation d’épuisement général.

Comment, dans notre société individualiste actuelle, (re)créer des espaces de partage faits d’échanges, de rires cathartiques, de poésie ? Si, pour Lipovetsky, la société humoristique va, paradoxalement, de pair avec une « paupérisation du rire » — comme en atteste, selon lui, la raréfaction du phénomène d’hilarité générale et du fou rire collectif dans l’espace public —, Awards parvient miraculeusement à recréer une atmosphère de catharsis. Les spectateur.rice.s ont souvent ri quand il ne le fallait pas, à l’instar de l’un des personnages, pris d’hilarité pendant les funérailles du défunt devenu vinyle. La connivence était, sans aucun doute, au rendez-vous pour cette célébration où, de part en part de l’apocalypse, les personnages aiment à répéter : « [n]os cœurs en miroir pointent vers les vôtres. »

Crédits image : Guillaume Bougie-Riopel

 Il faut savoir qu’il s’agit d’une véritable option de commémoration, disponible sur le Web, qui consiste en effet à incorporer les cendres de l’être aimé dans un vinyle : « Press your ashes or those of a loved one into a vinyl recording to be cherished for generations.[i]», peut-on lire sur le site consulté à la suite de la représentation.

 

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