Le pouvoir rassembleur de nos éclats ordinaires

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07.06.2021

Declarations. Texte, photos et interprétation : Jordan Tannahill ; un spectacle du Festival TransAmériques, présenté en collaboration avec La Chapelle Scènes Contemporaines du 5 au 7 juin 2021.

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Declarations avait initialement été pensé par Jordan Tannahill comme une partition portée par cinq comédien·nes. Le texte, figé, était alors accompagné d’une gestuelle que les interprètes improvisaient et renouvelaient chaque soir, assurant ainsi le caractère spontané de la performance. À cause de la COVID, Tannahill nous offre ces jours-ci, à La Chapelle Scènes Contemporaines, une mise en lecture de la pièce où il a choisi de substituer les gestes par des projections de photographies personnelles. Si on y perd l’effet choral de la première mouture, on y gagne par contre une plus grande proximité avec l’expérience sensible de l’auteur.

Faire image

En 2018, Jordan Tannahill publiait Liminal, un premier roman où la figure de la mère malade est omniprésente. Declarations, dont l’écriture a également été propulsée par l’annonce du diagnostic de sa mère, en constitue en quelque sorte le prolongement. Liminal se terminait d’ailleurs sur un long passage où le narrateur serre sa mère dans ses bras, ce qui, dit-il, fait émerger « chaque sensation vivante que mon corps ait jamais connue et chaque sensation vivante que ton corps ait jamais connue comme si c’était une seule et même chose ». De ce moment de communion naît un flot poétique de quelques pages, une « archive du toucher » qui tente en quelque sorte de circonscrire « toutes les sensations, sensations absolument personnelles devant pourtant être découvertes et nommées par n’importe qui d’autre » pour exister. C’est tout le pouvoir du langage qui est célébré, ici : en nommant les sensations et les images qui nous traversent, il est alors possible de leur conférer une existence propre et, incidemment, de les partager et d’établir des points de contact avec autrui. Cela soulève cependant une question : comment rendre compte avec exhaustivité de toutes les sensations qui constituent une vie humaine ?

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La réussite de ce projet est bien sûr d’emblée vouée à l’échec, mais c’est cette impossibilité qui en fait tout l’intérêt. Pour tenter de s’en rapprocher, Tannahill a composé un texte constitué en majeure partie de déclarations reprenant la formule : « This is… ». On passe de constatations aussi concrètes que : « This is a flag » ou « This is a dog », à d’autres, plus abstraites, comme : « This is the weight of the world », « This is the end » ou « This is time itself ». Si les déclarations fonctionnent indépendamment les unes des autres, des réseaux de sens se créent aussi parfois à travers leur agencement. Par exemple, lorsque Tannahill dit : « This is Grade 4 / This is recess / This is a recession / This is what’s left », la progression d’une phrase à l’autre produit un sens nouveau, ce qui ne fait que confirmer la richesse poétique et interprétative de ce texte. La forme fragmentée génère aussi des variations de rythme bienvenues : alors que certaines déclarations appellent à être plus appuyées, d’autres s’enchaînent de manière effrénée, ce qui permet de garder la performance vivante, et ce, même dans un format contraignant comme celui de la mise en lecture.

En effet, Tannahill étant seul en scène pour lire le texte derrière un lutrin, tout jeu physique a été évacué de Declarations. En remplaçant cet aspect du spectacle par la projection d’une diapositive de photos en arrière-plan, Tannahill conserve la poésie produite par l’association texte/image. Ici, par contre, le sens s’arrime à une perspective unique, celle de l’auteur, ce qui rend la performance beaucoup plus intime. Par exemple, lorsque Tannahill déclare « This is my mother », c’est bien une photo de sa mère qui est projetée, là où la gestuelle des comédien·nes proposait initialement un portrait diffracté de ce que leur évoquait l’idée de la mère. On retrouve cette dimension personnelle même quand les associations entre texte et image ne sont pas aussi littérales : à la déclaration « This is the letter J », par exemple, c’est un buttplug en forme de queue de chien qui nous est montré ; c’est l’interprétation choisie par Tannahill qui fait image.

Articuler le sublime

Ce nouveau format impose nécessairement un sens plus figé, mais laisse tout de même beaucoup de place à l’interprétation des spectateur·trices. En effet, au moins la moitié des déclarations sont accompagnées d’un écran noir, ce qui permet à chacun·e de s’approprier les phrases à sa façon, en fonction de son expérience personnelle. Et c’est ultimement ce dialogue silencieux entre Tannahill et le public autour des sensations et des moments de la vie ordinaire qui confère une dimension quasi spirituelle au spectacle.

Le roman Liminal se terminait d’ailleurs sur les phrases : « Et pardonnons-nous les chemins différents que nous empruntons pour parvenir à la même fin. En fait, aimons-nous davantage en raison de ceux-ci. Et si tu me racontes ce que tu as découvert sur ton chemin, je t’écouterai. Et je te raconterai ce que j’ai découvert sur mon chemin, si tu es prête à m’écouter. Et là où nos chemins se croisent, étreignons-nous pour un moment. » Declarations nous laisse une impression similaire. Chaque spectateur·trice s’approprie cette suite de déclarations différemment, en fonction de son expérience, de ses souvenirs, de ce que cela évoque chez lui·elle. Ainsi, malgré nos « chemins différents », le texte de la pièce de Tannahill parvient à nous rassembler et à nous faire vivre un moment fort de communion qui, par la simplicité de son énonciation, permet à nos chemins de se croiser dans une étreinte immatérielle. Il insiste aussi sur le caractère éphémère de l’existence et de la performance théâtrale, mais peut-être, surtout, sur sa vitalité et sa capacité à toujours se renouveler et à nous rassembler malgré nos différences.

crédits photos : Alejandro Santiago

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