Le pire du meilleur

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13.02.2018

Siena, LA VERONAL, chorégraphie : Marcos Morau, en collaboration avec les danseurs ; texte et dramaturgie : Pablo Gisbert — El Conde de Toerrefiel, en collaboration avec Roberto Fratini ; interprètes : Julia Cambra, Laia Duran, Cristina Facco, Cristina Goni Adot, Ariadna Montfort, Lorena Nogal, Lautaro Reyes, Manuel Rodrigyez, Maria Rodriguez, Sau-Ching Wong, présenté au Théâtre Maisonneuve (Montréal) du 8 au 10 février.

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La théorie de Pierre Bourdieu sur le musée est bien connue : les « dominés » vont au musée, mus par le désir de goûter les plaisirs inaccessibles de la classe dominante sans ne rien comprendre au code de l’art, élaboré et transmis de façon hermétique par l’élite. Nathalie Heinich (Sociologie de l’art : avec et sans Bourdieu, 2000) et bien d’autres ont souligné le caractère circulaire de cette dénonciation qui ne fait qu’enfoncer le clou de la domination des personnes issues de classes sociales qui ne bénéficient pas d’éducation, en supputant que la beauté est une valeur socialement donnée et, dès lors, en les encourageant paradoxalement à y renoncer sous prétexte qu’elle est hors de leur portée.

Pour le meilleur et pour le pire, bien des choses ont changé depuis les années où Bourdieu écrivait L’amour de l’art (1966) et nous ne sommes pas en France. Je situe néanmoins la création de l’espagnol Marcos Morau du côté de ce pire, car, de façon inactuelle et indirecte, elle donne en quelque sorte raison à Bourdieu.

La Vénus d’Urbino

Pour souligner un lien entre les publics, celui du théâtre Maisonneuve et celui que le décor muséal de Siena suppose, la pièce s’ouvre alors que les lumières du côté de l’audience ne sont pas encore fermées. Sur la scène, des bancs sont posés au-devant d’une reproduction géante, accrochée aux cimaises, de la Vénus d’Urbino (1538) du peintre vénitien Titien. Il s’agit de l’un de ces tableaux surdéterminés qui croulent sous le poids de l’interprétation, connu du grand public notamment depuis l’analyse que lui a consacrée Daniel Arasse, dans son livre On n’y voit rien (2005), transcriptions d’émissions enregistrées à la radio de France culture du vivant de l’historien de l’art. Une œuvre que les gens un tantinet curieux de l’art pourraient avoir la prétention de dire qu’ils en comprennent le code.

Mais peu importe le dispositif du tableau dans le tableau et l’érotisme ingénieux que la Vénus d’Urbino met de l’avant, puisqu’en l’occurrence, presque rien n’y fait référence, alors que pourtant, pendant toute la durée de la pièce, des voix off fournissent un commentaire dans une sorte de babillage spéculatif qui éparpille plus qu’il ne soutient le propos. « The neighbors are sleeping… someone is coming », entend-on, au départ. Plusieurs niveaux de réalité (la situation du musée, la vie quotidienne, les pensées) interviennent et s’entrecoupent, mais de manière plutôt aléatoire, sans construire de façon rigoureuse un sens interne. Certaines remarques potentiellement fécondes concernent certes l’œuvre, notamment lorsqu’il est question du nu, mais le propos se rabat alors sur un cliché pseudo-philosophique comme “l’essence de l’être”.

Un exercice d’abstraction

Huit femmes portent des costumes d’escrimeurs ; parmi elles, un homme en complet fait figure de gardien de musée. Sur une célèbre cantate de Bach, on apporte bientôt une civière, objet qui rompt de façon soudaine avec le thème auparavant suggéré, suite à quoi les danseuses forment un joli groupement qui se transforme en ronde. L’une des danseuses se départit du haut de son costume et va s’étendre ainsi, à moitié dévêtue, dans un coin de la salle, en nous faisant dos. S’ils ne déambulent pas en se butant aux murs, les interprètes s’activent souvent à l’unisson, avec des passages au sol. Le mouvement ne recèle pas d’idiosyncrasies stylistiques particulières, alternant entre gestes syncopés, maintenus assez près du corps, et mouvements plus fluides lors des nombreux duos pendant lesquels les corps des danseuses s’entremêlent (rares moments d’intensité chorégraphique). En dehors de cela, la lourdeur prétentieuse de la panoplie d’éléments scéniques en jeu empêche de toute façon l’attention de s’y attarder sérieusement.

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L’ensemble trouve sa structure dans une trame sonore incessante qui consiste en une enfilade d’airs canoniques pour la plupart issus du répertoire de la musique classique : Stabat Mater de Vivaldi et madrigaux de Monteverdi succèdent aux extraits d’opéra de Haendel entrecoupés de chansons pop italiennes et d’autres tubes entendus dans les films La Grande Bellezza (Paolo Sorrentino, 2013) et, plus récemment, The Square (Ruben Östlund, 2017), deux référents curieux étant donné qu’aucune trace de l’ironie qu’ils agitent n’est ici présente. À cette ribambelle s’ajoutent des extraits radio et un bruitage hasardeux, du fond desquels l’une des voix off entonne une harangue sur le thème de la normativité.

À la moitié de la pièce, coup de théâtre annoncé par une série de flashs, le tableau de Titien se transforme en salle funéraire. Un corps git, on s’y attarde, on le regarde, telle une métaphorisation de l’exposition et de l’art si fumeuse qu’à ce moment-ci de la représentation, on ne peut que rire de la facilité et de la complaisance dont font preuve les auteurs. Dans le programme, Mauros nous parle d’« un exercice substantiel d’abstraction [qui] se matérialise dans une composition figurative subversive. ». Une phrase creuse qui vogue sur la mer goudronneuse des termes galvaudés de l’art contemporain, mais qui en revanche sert admirablement bien à résumer ce dont il s’agit ici, c’est-à-dire n’importe quoi.

L’air du temps

Tout au long de la représentation, on ne peut faire autrement que de penser aux parodies de l’art contemporain et actuel comme la scène du dripping et le récit autorisé du vaginal art de Maude Lebowski dans The big Lebowski des frères Cohen (1998) ou encore l’ascension frauduleuse de Jed Martin dans La carte et le territoire de Michel Houellebecq (2010) tant Siena, au nom de l’art, en fait trop tout en n’engageant aucune espèce de dimension réflexive. Cumul indifférencié de références appartenant au « high art » singeant le théâtre provocateur et hautement scénique d’un Romeo Castellucci — on pense à Sur le concept du visage du fils de Dieu (créé en 2011), avec sa reproduction gigantesque du tableau d’Antonello da Messine, aux bruits et accessoires de Go down, Moses (créé en 2014) —, Siena se déploie comme une création de parvenu qui verse dans l’air du temps selon la modalité brouillonne du mélange, et ce dans la plus grande superficialité. Un peu de ceci, un peu de cela, on brasse tout et voilà que l’on obtient quelque chose comme une création, avec à l’appui un jeune chorégraphe qui professe au public parcimonieux venu l’entendre après la prestation que l’art pose davantage de questions qu’il n’en résout. Soit.

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Ce faisant, la pièce redonne une certaine fraîcheur à Bourdieu :  le nouveau tourisme de masse des musées, manifesté autant dans le contexte narratif de la pièce que dans le non-regard porté sur le tableau convié, trouve un allié dans le public montréalais qui a bien sûr, fidèle à ses habitudes, applaudi à tout rompre. La beauté est-elle hors de notre portée ? Qu’aurait dit Bourdieu d’une création qui ne maitrise pas son propre code, mais qui n’en suscite pas moins des réactions exagérément enthousiastes ?

crédits photos : Jesús Robisco

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